vendredi 27 novembre 2009

Critique "Ponette"


Ponette (France, 1996).
Un film de Jacques Doillon. Ecrit par Jacques Doillon.
Directeur de la photographie : Caroline Champetier.
Monteuse : Jacqueline Lecompte.
Ingénieur du son : Dominique Hennequin et Jean-Claude Laureux.
Musique : Philippe Sarde.
Avec : Victoire Thivisol (Ponette), Matiaz Bureau Caton (Matiaz), Delphine Schiltz (Delphine), Xavier Beauvois (le père), Marie Trintignant (la mère)...

Filmée à hauteur d’Homme

Ce qui touche et émeut dans le film de Jacques Doillon n’est pas le drame et le deuil qui s’ensuit, c’est sa sensibilité de cinéaste qui n’hésite jamais à prendre le temps des émotions, à filmer Ponette à sa hauteur, par ses yeux et dans toutes ses contradictions enfantines. Pourtant tout ici est presque éculé… si ce n’est le sujet. La mort de la mère de Ponette est un stigmate que celle-ci porte au bras : ce plâtre qui rappelle tout au long du film qu’il y a eu un terrible accident.

Le véritable, et formidable, travail effectué par Jacques Doillon se situe bien entendu dans sa direction de la (très) jeune Victoire Thivisol qui, en plus d’être d’une justesse remarquable, a un visage d’ange, véritable miroir face au spectateur qui atteint un degré d’empathie exceptionnel pour la jeune héroïne. Ce travail se situe aussi dans une véritable démonstration de la remise en question enfantine de tout, de toutes les contradictions et du pouvoir de son imagination, et du rêve. Ponette pleure souvent, à en fendre le cœur, entre un père en colère contre celle qui a disparu, une tante qui cherche à limiter sa foi par la croyance religieuse et son jeune cousin Mathias qui la défend et l’embrasse dès que le désespoir point.

La mise en scène est d’autant plus remarquable qu’elle repose sur deux éléments simples mais loin d’être faciles : une caméra haute comme trois pommes et des travellings perpétuels qui libèrent cette petite fille pour une fulgurance dans l’espace qui n’a d’égale que le tourbillon d’émotions ressenti par celle-ci au sein de chaque séquence. Difficile de la suivre d’ailleurs, tellement son cheminement intime est d’une beauté à couper le souffle, loin de tout chemin préalablement tracé. Ponette vit et agit selon des convictions qui n’appartiennent qu’à elle et qui sont inaliénables, des principes remarquables et époustouflants. Naît alors un respect pour ce petit bout de fille si brave qui résiste et révolutionne ce qu’en grandissant nous tenons pour acquis. Les questions incessantes qu’elle pose à tous ceux qui veulent bien l’écouter sont autant d’embranchements intimes que Jacques Doillon choisira comme plan final.

Une autre caractéristique remarquable du monde de Ponette, et de celui de tous ces enfants, est une propension à toucher autrui qui étonne et fait envie. La barrière physique n’existe plus : quand on n’aime pas on pousse, quand on aime on caresse. Ainsi cette sublime séquence entre Ponette et Mathias où celui-ci mime lui passer de la pommade sur son corps, sur sa poitrine, pour la « soigner », dit-il… et pourquoi pas ? La perception qu’a Ponette du monde qui l’entoure n’est pas définitive : elle est mouvante et altérée par son désir, immense, de revoir sa mère. Alors elle recherche les signes, parle à un Dieu qui ne lui répond pas, et finit dans l’oratoire de sa petite école à éclater en sanglot dans une lumière froide et dure, celle du doute. Ponette brûle pourtant du feu de la curiosité et ne s’arrête jamais aux explications qu’on lui donne ; elle se questionne à voix haute, fait parler sa poupée et écoute la montre de son père, « comme ça tu entendras les battements de mon cœur » lui promet-il.


Le plus dur c’est l’attente de Ponette : sa hâte à aller se coucher pour savoir si sa mère va venir la visiter dans ses rêves, et le retour à une réalité cruelle, où dans la cour de récré une petite brute lui dit que « c’est de sa faute à elle si sa maman est morte ». Brisée, Ponette va alors aller au cimetière pour pleurer sa mère et se retrouver seule avec sa foi inaltérable dans des réminiscences qui n’appartiennent finalement qu’à elle et que seul le temps pourrait lui voler.

dimanche 1 novembre 2009

Critique "La fièvre dans le sang"


La fièvre dans le sang (Splendor in the grass, USA, 1961).
Un film de Elia Kazan. Ecrit par William Inge.
Directeur de la photographie : Boris Kaufman.
Monteur : Gene Milford.
Ingénieur du son : Edward J. Johnston et Dick Vorisek.
Musique : David Amram.
Avec : Natalie Wood (Deanie), Warren Beatty (Bud), Barbara Loden (Ginny), Pat Hingle (Ace Stamper), Audrey Christie (Mrs Loomis)...

Il est de certaines œuvres qui brûlent les possibles et proposent, radicalement, la vie splendide et/ou misérable d’êtres plus qu’humains. Les personnages du film d’Elia Kazan sont de ceux-là. L’histoire de l’impossible rencontre de Bud et de Deanie se réalise dans un souffle qui n’a d’égal que celui de l’invention et de l’insurrection.

Une chronologie s’impose toutefois puisque « Splendor in the grass » (titre anglais détenteur de la métaphore du film) a été créé un an après A bout de souffle de Jean-Luc Godard. C’est un élément de mise en perspective important puisque le sujet du film tend vers la même représentation du Réel. Si chez Godard il s’agit d’une fuite vers l’avant, Elia Kazan est d’emblée beaucoup plus grave (mais plus définitif) puisqu’il choisit de recentrer historiquement son scénario. Celui-ci se déroule durant la Prohibition puis le gravissime krach boursier de 1929, conférant au film l’aura puissante du drame passé.

C’est en fait une idée de génie qu’a eu William Inge (le scénariste) puisqu’il contourne habilement le piège du contemporain et de l’éphémère. Il y a aussi ces deux acteurs qui ont été dirigés au-delà de la raison (Natalie Wood et Warren Beaty) au sein d’une rencontre amoureuse tragique et désespérante. Le pessimisme de Kazan est ici allié à la cruauté humaniste de la désillusion. Les affres du couple maudit deviennent, par extension, ceux d’une espèce humaine qu’il se permet de juger, voire de déclarer coupable.

La dimension politique du film est non négligeable puisque c’est le puritanisme de la société américaine qui est traité et même repensé de telle sorte que le cinéaste annonce finalement la dissolution de l’individu dans les contingences. Pourtant il ne s’agit pas seulement d’une lucidité exceptionnellement moderne mais aussi d’une connaissance profonde des Etats-Unis qui, finalement, se sont créés un passé fictif basé sur l’économie et ses possibles, faute d’une Histoire réelle existante.

L’œuvre est moderne car tournée vers un avenir encore dangereusement proche, qui est en fait l’extinction du monde des rêves et des fondations mêmes d’une constitution américaine qui inscrit la poursuite du bonheur dans son texte des lois. Comment comprendre alors les dernières phrases échangées par les deux êtres transis d’un amour interdits : « Je crois que je ne me pose même plus la question du bonheur » ?

Il existe aussi une ambivalence dans le choix du cinéaste : avoir dirigé sa femme (Barbara Loden) dans un rôle auto destructeur où l’amour n’est même plus envisagé, ni le désir d’ailleurs, puisque ce sont les plaisirs qui deviennent l’éthique d’une vie. C’est une analyse tragique et sublime des méfaits du capitalisme de masse puisque c’est finalement la consommation temporaire qui devient objet de substitution de désirs oubliés (consciemment d’après Elia Kazan).

Quant au spectateur, simple observateur de ces vies gâchées à l’écran, Elia Kazan ne lui pardonne rien car il le force à contempler, en miroir, ces émotions bien plus qu’humaines qui sont compromises par sa faute. Et devant la résolution terrible du film, le cinéaste américain ne peut que faire regretter ces rencontres rendues impossibles par la prévalence du Moi sur ce qu’il y a de plus humain dans l’éphémère : le présent.

mardi 27 octobre 2009

Critique "Adoration"


Adoration (Canada, 2008).
Un film de Atom Egoyan. Ecrit par Atom Egoyan.
Directeur de la photographie : Paul Sarrosy.
Monteuse : Susan Shipton.
Ingénieur du son : Andy Malcolm.
Musique : Mychael Danna.
Avec : Scott Speedman (Tom), Rachel Blanchard (Rachel), Kenneth Welsh (Morris), Devon Bostick (Simon), Noam Jenkins (Sami)...

Plutôt que l’adoration c’est l’idolâtrie qui est ici inspectée par le cinéaste canadien. C’est celle d’un fils pour ses parents qu’il n’a pas vraiment connu (son père plus précisément, comme de convention), spolié d’exemples par un accident de voiture qui ne satisfait finalement pas sa recherche d’explications. A la recherche d’un pourquoi, le jeune adolescent décide de s’inventer un comment.

Réflexion poussée sur le pouvoir de l’histoire et donc de la fiction (peut-on élargir jusqu’au cinéma ?), le film d’Atom Egoyan est aussi un fourre-tout idéologique qui déstabilise en permanence son spectateur. Ce sont aussi les temps du film qui, peut-être inutilement compliqués, louvoient entre un passé fictionnel, un présent silencieux et un futur calculé. Il s’agit en fait de la recherche permanente d’une vérité qui n’existe finalement que dans l’opinion de chacun des nombreux personnages.

Adoration s’attaque de front à une question éthique qui n’est finalement pas au cœur du film : est-il justifiable de tuer pour la foi ? Les discussions sur internet provoquées par l’histoire de l’adolescent, finalement d’un égocentrisme terrifiant, ne sont au final que des débats vains même s’ils ont la fierté des perdants.

Le film est en plus nimbé par des accords de violons qui deviennent prépondérants et en arrivent à tirer eux-mêmes la fiction vers son point de résolution… qui n’en sera finalement pas un. L’exploration continuelle du passé à l’œuvre tout au long du film dérègle logiquement un rythme qui n’est jamais trouvé, faute d’ancrage dans le présent du récit.

Difficile donc d’analyser un film qui pourrait presque se résumer à l’histoire d’un mythomane, quel en est donc le but ? Toutefois il faut également prendre en compte l’impressionnante intelligence d’un scénario qui malgré quelques scories (le personnage ambivalent de Sabine, la radicalité et la monstruosité du grand-père) ne se perd jamais dans les nombreux replis qu’il sème. C’est presque une surprise quand le dernier quart d’heure, extrêmement resserré, résout les différentes trames en ne laissant finalement que peu de questions sans réponse, sauf une, majeure : en quoi le débat est-il avancé ? Le rassemblement des opinions, mêmes si plausibles, n’est que discours sur des évènements qui sont en effet terrifiants et incompréhensibles mais qui n’appartiennent qu’à ceux qui les produisent… et à ceux qui en sont les victimes.

Faute de trouver une explication (peut-être inexistante) à la création d’un terroriste (ou d’un martyr), c’est Simon, l’adolescent, qui envisage la meilleure raison possible (qui ne sera jamais définitive) : quelle que soit la foi ou la « cause » c’est une dominante bien humaine que la suppression de ceux qui menacent nos choix de vie, seuls les paramètres fluctuent.

samedi 24 octobre 2009

Critique "Là-haut"


Là-haut (Up, USA, 2009)
Un film de Pete Docter et Bob Peterson. Ecrit par Pete Docter, Thomas McCarthy et Bob Peterson.
Direction de la photographie : Jean-Claude Kalache et Patrick Lin.
Monteur : Kevin Nolting.
Ingénieur du son : Clint Smith.
Musique : Michael Giacchino.
Avec (voix) : Edward Asner (Carl Fredericksen), Christopher Plummer (Charles Muntz), Jordan Nagai (Russel)...

Un avenir de cinéma

Formidables prouesses techniques, les films du studio Pixar se démarquent également par l’humanisme dont fait preuve leurs scénarios, succédanés d’une vie rêvée, en images de synthèse mais aux émotions bien humaines. Il aurait été, par exemple, tellement facile de se laisser tenter par une course perpétuelle à la supériorité technique, où chaque film aurait été plus léché que le précédent.

Cependant Up annonce un choix radical d’éthique pour ces artistes. Au lieu de chercher à reproduire le mieux possible les caractéristiques de l’humain en 3 dimensions, Pete Docter et ses nombreux collaborateurs ont accepté que le film d’animation soit différent de la production cinématographique traditionnelle. En connaissance de cause, ils semblent déterminer à faire de ce support technologique l’instrument formel d’un imaginaire.

Dans le film la maison s’envole, attachée à d’innombrables et multicolores ballons d’hélium, laissant derrière elle toute une civilisation résumée aux immeubles et aux fast-foods. Carl Fredericksen, délicieux vieux monsieur qui vit dans le passé (résumé par une séquence d’ouverture superbement émouvante), renaît au monde grâce à une aventure hors du commun. L’imaginaire fourmillant aurait été imperméable s’il n’y avait le talent visuel et surtout la justification permanente de chacun des choix de mise en scène.

Ici les ellipses sont dynamitées par la possibilité de changement instantané de paysage, quand le personnage se retourne il se retrouve dans un lieu totalement différent, à un autre temps. Cette fulgurance rendue possible par l’animation sied l’extraordinaire aventure du film qui réinstaure continuellement les fondamentaux de la vie humaine sans jamais sombrer dans le conventionnel. Comment ne pas être subjugué par la prouesse cinématographique en action durant ces quatre-vingt dix minutes où l’on ne demande plus qu’à pleurer, rire et imaginer tous les possibles.

C’est en fait une utopie qui prend graduellement forme tant toute frontière est reléguée au-delà du cadre. La profondeur de champ perpétuelle est un horizon vers lequel le film maintient remarquablement le cap. Même la conclusion ne paraît pas mièvre car elle est attendue et acceptée sans aucun cynisme. L’ironie est que les voix de ces personnages imaginaires semblent plus humaines que celles de personnages issus de films réalistes. Le rêve est définitivement possible dans un univers où les couleurs chatoient les mille chemins.

vendredi 23 octobre 2009

Critique "Dernier maquis"


Dernier maquis (France, 2008).
Un film de Rabah Ameur-Zaïmeche. Ecrit par Rabah Ameur-Zaïmeche et Louise Thermes.
Directeur de la photographie : Irina Lubtschansky.
Ingénieur du son : Bruno Auzet.
Monteur : Nicolas Bancilhon.
Avec : Rabah Ameur-Zaïmeche (Mao le patron), Abel Jafri (un mécanicien), Christian Milia-Darmezin (Titi), Mamadou Kebe (le muezzin)...

Le film décide de se consacrer au particulier, celui d’une petite entreprise de confection de palettes à majorité musulmane. Le spectateur est amené à comprendre rapidement que les images ne suffisent pas au propos de ce « dernier maquis ». Entamé par une discussion au sujet de la religion, le film se laisserait contempler s’il ne se revendiquait politique, entre les tours de palettes écarlates, possible analogie des tours H.L.M. où le domaine de l’intime a été banni.

Pourtant Rabah Ameur-Zaïmeche évite très habilement le manichéisme en ignorant toute empathie, cela grâce au dispositif de réalisme documentaire qui est son choix de forme. Réinscrivant la tragédie grecque dans le terreau social français contemporain, les personnages sont des héros ordinaires qui manquent de mots pour revendiquer les émotions qui jaillissent du dialogue le plus ordinaire.

Le film s’ouvre sur la chute d’une tour de palettes, qui se dispersent comme des cartes, étages après étages. Les manœuvres réparent les dégâts et c’est alors qu’une sorte de miracle se produit : tout ce qui suit sera consacré à ceux qui ne sont que très rarement filmés, du moins sans être jugés. Conteur d’une ignorance ordinaire, Rabah Ameur-Zaïmeche filme à hauteur d’homme chacune de leurs différences, des prémisses à la tragédie finale, celle qui annonce en effet l’impossibilité du dialogue.

Chaque plan est à la fois métaphore de son image et de son idée, comme si deux trames se déroulaient synchroniquement, celle du visible et celle du convoqué. C’est ce poids supplémentaire qui interpelle efficacement le spectateur sur le drame qui se déroule et l’empêche de regarder l’œuvre de manière contemplative. Rabah Ameur-Zaïmeche choisit son camp et assume son propos de la première à la dernière image, terrible.

Le tour de force, finalement, c’est d’avoir filmé la lutte sociale de l’intérieur, en étant lui-même partie prenante des rouages. C’est ainsi qu’on peut parler de « sorte de miracle » : sa vision subjective des drames ordinaires a la puissance potentielle pour terrifier tous ceux qui se contentent en France d’exister.

dimanche 11 octobre 2009

Critique "Un prophète"


Un prophète (France, 2009).
Un film de Jacques Audiard. Ecrit par Jacques Audiard et Thomas Bidegain d'après un scénario original de Abdel Raouf Dafri et Nicolas Peufaillit.
Directeur de la photographie : Stéphane Fontaine.
Ingénieur du son : Brigitte Taillandier.
Montage : Juliette Welfling.
Avec : Tahar Rahim (Malik El Djebeni), Niels Arestrup (César Luciani), Adel Bencherif (Ryad), Hichem Yacoubi (Reyeb)...

De l’horizon

Comment a-t-il fait ? Comment un scénario de thriller à la trame extérieurement conventionnelle (l’ascension au pouvoir d’un personnage présenté comme innocent) a-t-il pu permettre de véhiculer une métaphore si puissante ?

Commençons par le début : la naissance. Structurant son récit en chapitres plutôt qu’en temps, Jacques Audiard s’affranchit pourtant du genre. A l’évidence il faut constater qu‘Un prophète est impitoyablement libre. La trajectoire du personnage principal, un détenu d’origine maghrébine analphabète, Malik El Djebena, et du film suivent la même course d’élan, avant le décollage.

Premièrement Un prophète désarçonne par l’omniprésence de Malik, par son point de vue exclusif sur les séquences, par sa naissance à l’écran. Jacques Audiard a créé un personnage inimaginable, d’une familiarité trompeuse, d’une justesse exceptionnelle. Chevillant sa mise en scène aux actions faites par (ou à) Malik, il affranchit pourtant un spectateur qui se croit enfermer dans les préjugés, dans la prison où Malik purge sa peine. De l’ascension sociale de ce dernier il y a beaucoup à dire mais tellement plus à voir... si ce n’est le départ et l’arrivée, inverses. Les mots manquent également pour dissocier la performance de Tahar Rahim (ainsi que celle de l’ensemble de la distribution du film) de l’évolution du personnage. Chaque séquence renforce leurs existences, jusqu’à les rendre infiniment plus grands que sur un écran de cinéma.

Dans sa forme, un prophète ressemble à s’y méprendre à De battre mon cœur s’est arrêté, son précédent film. Cette forme ne fait pas long feu car c’est ici ce qu’Audiard pense, montre et raconte qui compte, non seulement au-delà des œillères dont il rend chacun responsable, mais également de l’histoire elle-même, de son scénario de thriller. D’infimes, les pensées et rêves de Malik prennent vie, se réalisent dans un réel sordide, presque ridiculement contemporain : les « arabes », les « corses », le système pénitentiaire ; à l’origine la misère, l’ignorance, le trou.

Ensuite c’est la France que Jacques Audiard montre, décrit et dessine, sans jamais la nommer autrement qu’en paysage. Voilà donc la prouesse : en adhérant le spectateur aux balbutiements de Malik, le metteur en scène distille sa vision du monde, aussi radicale soit-elle, utilisant les codes et la force du cinéma de genre pour dépasser ce que tant d’autres ont poli : le miroir. C’est en contournant soigneusement toute insinuation de jugement qu’Un prophète est subversif : il fait voir ce qui ne se montre pas et déterre les fantasmes de puissance. Jacques Audiard dit finalement, superficiellement, une chose simple : quand ceux qui sont plongés (d’après le film, malgré eux) dans l’ignorance apprennent à penser, c’est le souffle de l’insurrection qui se lève. Responsabilisant un Etat de décennies de mépris, il fait le procès métaphorique d’un pays qui a cru annihiler un danger potentiel. En fait d’annihilation c’est plutôt un cache-misère qu’Audiard soulève et nombreux sont ceux qui haïront ce qu’ils verront : la naissance au monde d’un homme impitoyable, celui qui est libre, un prophète ?

Enfin, ou plutôt donc, Un prophète n’est ni un film de genre, sauf dans sa forme, ni un film humaniste, sauf dans son fond. Si les arguments prêtent à contradiction c’est que le film a atteint son but premier, peut-être même le rêve de son metteur en scène. Il fait penser par soi-même et surtout reconnaître ce que l’on est prêt à voir, ou ce que l’on se cachera, comme sous le manteau ou entre les paupières, ou d’un œil, borgne. La métaphore portée par le film, ou plutôt en transparence de ce dernier, est sûrement imperceptible aux parties prenantes de l’affaire. Ceux qui verront vraiment le film comprendront ce qu’ils voudront, subjectivement, c’est-à-dire comme sujets.

Un prophète est un film rare, en mettant de côté sa remarquable rigueur, car il met en porte-à-faux vainqueurs et vaincus, Je et Ils, Dieux et démons. Du désir impérieux qui l’a fait naître coule une source intarissable, celle du Je, celle de l’individu, en inversion par rapport à sa dissolution dans la société, dans la communauté, dans l’origine. Ainsi Un prophète dépasse la trajectoire d’un homme pour envisager celle d’une humanité qui s’ignore ou se hait, non pas globalement, mais séparément, chacun pour soi. Si la haine de l’autre découle de la haine de soi-même, Malik sourit à mesure qu’il s’élève et s’affranchit, jusqu’à sa liberté.

Finalement il est aussi libre à l’intérieur que dehors, difficile de croire que l’on parle encore de prison.

samedi 5 septembre 2009

Critique "The Informers"


The Informers (USA, 2009).
Un film de Gregor Jordan. Ecrit par Nicholas Jarecki et Bret Easton Ellis, d'après son roman.
Avec : Billy Bob Thornton, Kim Basinger, Mickey Rourke, Winona Ryder, Jon Foster, Amber Heard, Rhys Ifans...

Los Angeles, 1983

Adapter un roman de Bret Easton Ellis semble une tâche plus qu'ardue, voire vouée à sa perte. Même pour lui-même. Son procédé d'écriture repose sur le succédané, sur une succession d'instants reculés, jugés en temps réel ; l'inverse du cinéma en somme.
Ici c'est une fable pop-art aux teintes fades et aux travellings ralentis qui est donnée à voir.

Déboussolant le spectateur dans ses premières séquences, The Informers atteint pourtant la mélancolie. Comment ?

Dans un premier temps c'est le vent de liberté corrompue qui souffle sur le film qui emporte l'adhésion, une boîte de Pandore ouverte sur grand écran, fantasmatique. La beauté altérée des acteurs compte pour beaucoup, du moins le pouvoir de séduction qui leur est conféré par la mise en scène, ainsi la chevelure de Christie (Amber Heard) ou les lunettes de Graham (Jon Foster). Tous les personnages sont dissimulés derrière leurs Ray Bans, époque 80's, regards noirs et vides, ténébreux. D'un point de vue conventionnel, aucune surprise, la jeunesse n'a pas peur de la mort.

Cependant c'est dans le second temps, un peu moins dans le troisième, que l'on peut comprendre ce que veut être le film. Un premier signe est pourtant révélé dès la séquence d'ouverture, l'accident de voiture, faisant éclater la bulle du fantasme. Dans une bouillie de sentiments, entremêlés et indistincts (sont-ils même réels ?), les personnages se révèlent translucides, voire inconsistants si ce n'est inexistants. Ils croient tous être éternels, comme le chanteur de pop sorte de Dorian Gray à l'heure du star system, comme Christie blonde sculpturale qui court vers sa propre perte (la maladie, référence claire mais non nommée au SIDA), comme Peter (Mickey Rourke) l'enleveur d'enfants pédophile, enfin comme Graham aveugle et sourd à force d'évasions hallucinogènes. Chez Bret Easton Ellis il n'y a pas de faux semblants qui durent, chacun se révèle à lui-même et aux autres sous peu.

Alors qui sont donc ces monstres ordinaires ? Ces corps en décomposition, vides à l'intérieur, déambulent dans un Los Angeles de studio où tout semble désirable mais se découvre fantômatique. Ce pessimisme radical est pourtant inoffensif car Bret Easton Ellis parle à l'imparfait de fiction, ou serait-ce le futur ?

The Informers traduit la négation d'une fin de siècle que tous voudraient oublier, laisser derrière eux sans jamais se retourner. Ne vaudraient-ils alors pas mieux que Peter et les autres ? Non, il faut croire qu'ils seraient Graham, spectateur de sa propre vie, comme au cinéma.

dimanche 30 août 2009

Critique "The Wire" Saison 1


Sur écoute (The Wire, USA 2002).
Une série créée par David Simon. Ecrite par David Simon, Edward Burns, Chris Collins, George Pelecanos...
Avec : Dominic West (Det. Jimmy McNulty), Sonja Sohn (Det. Kima Greggs), Wendell Pierce (Det. Bunk Moreland), Lance Reddick (Lieut. Cedric Daniels)...
Diffusée sur HBO à partir du 2 juin 2002.

De l'instant

Si les films américains diffusés au cinéma sont très inégaux, tant dans leur écriture que dans leur réalisation, il n'en va pas forcément de même pour les séries qui connaissent, depuis maintenant plusieurs années, un avènement remarquable. Si l'on peut déjà éliminer, à un certain niveau d'exigence, les séries diffusées sur les networks (chaînes non câblées), qui dans leur majorité sont équivalentes en non-qualité et en non-invention aux "pop-corn movies", il reste les véritables innovations qui sont effectuées sur le câble, terreau d'expérimentation extrêmement fertile.

HBO et Showtime tirent leurs épingles du jeu (la dernière plus récemment) en proposant des fictions osées, qui parfois, par miracle, dépassent leur sujet. On pourrait citer Oz (également sur HBO) ou plus récemment The Tudors (sur Showtime) qui synthétisent plusieurs années de recherche de leurs créateurs respectifs au fil des saisons. En effet, les séries (ou feuilletons selon la classification française, les épisodes allant de 50 minutes à plus d'une heure) disposent de plusieurs heures pour développer, étendre et explorer les méandres de leur sujet.

The Wire situe son action à Baltimore où certains policiers qui ne jouent pas selon les lois temporaires décident d'agir pour contrer un syndicat du crime établi dans le quartier Ouest. Tout cela à cause (ou plutôt grâce) du détective Jimmy McNulty qui ne sait pas fermer ni les yeux ni la bouche et découvre un caïd et son organisation, presque au détour d'un dossier. Cela suffit déjà pourtant à poser et construire sur des fondations solides une première saison exemplaire.

Mise en scène de manière crue, quasiment réaliste, la série de David Simon dépasse pourtant son sujet, tant par la porte béante qu'elle ouvre vers une réflexion sur l'instant et sur son enregistrement (le propre du cinéma non ?) à travers la mise sur écoute que sur l'essai pamphlétaire qui vise clairement une corruption à peine fictionnelle. Vivier permanent d'acteurs de grand talent, le paysage audio-visuel américain est aussi le plus réactif au monde, dans une certaine minorité, à sa contemporainéité.
Ici c'est l'instant qui compte, tous les personnages savent qu'ils ne sont pas éternels et vivent dans une réactivité incroyable, faisant choix radicaux sur décisions irrémédiables, en haussant à peine les sourcils. D'un côté la police de Baltimore, ou plutôt cette équipe spéciale hétéroclite qui se passionne pour son combat justicier, de l'autre ces "voyous" qui finalement subissent une loi millénaire, celle de la minorité marginalisée et donc, forcément, hors-la-loi. Omar par exemple, un dealer homosexuel en marge de l'organisation, électron libre qui braque de temps en temps les sous-fifres d'Avon Barksdale, le caïd en question. Lorsque l'amant et frère d'armes d'Omar est torturé puis exhibé sur la place publique, pour l'exemple, celui-ci part en croisade, en sifflant, contre ses meurtriers, quitte à s'allier à la police.

Dans The Wire ce n'est pas la fiction policière qui est mise à l'honneur, même si sa forme tient un suspens et une structure vitale pour tenir sur plusieurs épisodes sans décrocher l'attention du téléspectateur, mais le drame, ou plutôt la tragédie. Si tous les personnages jouent avec les cartes qu'on leur a donnés, certains tentent d'en acquérir d'autres au péril de leur vie ("If you aim the king, you better not miss", littéralement "si tu vises le roi, il vaut mieux que tu ne le rates pas"), il faut reconnaître que ceux qui vivent affranchis des lois humaines s'en sortent le mieux, les voyous cela va sans dire. Car toute loi temporaire, celle de la police, celle de la justice, nécessite une personne chargée de la faire appliquer, et surtout de la faire respecter. Ainsi le tabou : ne jamais tuer de policier, non pas par pitié mais par raison pure : ne pas les provoquer. Du moment que les victimes habitent la cité, cela fera un chèque d'allocation en moins à payer, même si vers la fin de la saison on devine d'où vient l'argent. Le serpent se mord la queue.

Quant au procédé de mise sur écoute, bien que soumis aux règles des mandats, des photographies et de la pertinence des appels, il donne un avantage ultime à celui qui écoute. Il ne fait pas qu'entendre, tout comme cette série ne fait pas que se regarder. Elle se voit dans une attention définitive, dans tous les plis de sa nappe, on ne sait jamais ce qui s'y cache. Parfois au détour d'un plan c'est le néo-réalisme qui est convoqué, un meurtre voilé, occulté, obscène. D'autres fois le documentaire, des photos violemment crues, une victime assassinée nue. Souvent pourtant c'est dans un décor réaliste que se tient la tragédie grecque, celle des hommes qui tournent le dos à l'amour.

vendredi 28 août 2009

Critique "Sur mes lèvres"


Sur mes lèvres (France, 2001).
Un film de Jacques Audiard. Ecrit par Jacques Audiard et Tonino Benacquista.
Avec : Emmanuelle Devos (Carla), Vincent Cassel (Paul Angély), Olivier Gourmet (Marchand), Olivier Perrier (Masson)...

Ce secret silence

Sur mes lèvres s’ouvre sur un personnage apeuré, diminué par un handicap marginalisant, dans la peur constante d’être raillé. Carla était sourde, dorénavant elle est juste « sourdingue » grâce à un appareil qui amplifie les sons et les bruits. Elle lape l’eau, baisse les yeux sous le poids du regard de l’autre, honnie de ceux que la différence horrifie.

Enfermée dans une infériorité qu’elle subit sans discuter, se craquelant un peu plus sous chaque assaut de la haine, elle profite d’une occasion en or pour quitter sa solitude : engager un assistant pour l’aider dans son travail de secrétaire d’une agence immobilière. Carla – Emmanuelle Devos – s’empare de cet autre être apeuré et se retrouve responsable de sa réinsertion sociale.

Jacques Audiard filme les contradictions de ses personnages comme il filme leurs tourments, dans une fulgurance d’images, de sons et d’émotions : sa direction magnifie les interprétations d’Emmanuelle Devos et de Vincent Cassel, couple improbable qui pourtant fera preuves indiscutables de la puissance d’un amour invisible ou plutôt inouï. En effet, Carla lit sur les lèvres, sublime parabole d’un environnement qui assaille de trivialités en permanence. Elle choisit ce(ux) qu’elle entend d’une pression sur un bouton ou d’une concentration sur une syllabe prononcée.

Le tandem entre l’ex taulard et l’handicapée ne fonctionne, au début, qu’à cause de leurs besoins immédiats. Ce n’est que grâce à l’ouverture au monde proposée par l’un et la foi proposée par l’autre qu’il pourra être transcendé. Jacques Audiard choisit de filmer leurs échanges comme des batailles sans guerre, sans vainqueurs et sans vaincus. Sa mise en scène, entérinée par un montage définitivement pudique, magnifie une sensualité de ceux qui tentent d’ignorer qu’ils s’aiment et contenir leur désir.

Un travail important, fondamental même, est aussi à reconnaître : c’est celui de la création sonore, qui s’allie parfaitement à la puissance visuelle qu’elle complète, non pas en redondance mais comme un miroir parfait de ce que l’on ne saurait voir.

Le prétexte du film de genre est un choix radical. S’il n’utilise pas la métaphore, il risque de tomber dans l’anecdotique voire l’éphémère.

Ici ce n’est certainement pas le cas, Carla et Paul ne sont pas érigés en symboles mais établis comme humains, imparfaits au possible, incomplets au plausible et passionnés. La séquence où Paul transmet ses « dernières volontés » à Carla à travers la fenêtre est charnière dans le traitement qu’en fait Jacques Audiard, autant au son qu’à l’image.

Nous avons affaire à un film humaniste, empruntant ses prétextes à un genre pour en transcender les contingences avec, incessamment, une générosité dans ce qui est offert à l’interprétation, à la vision, à l’émotion et au rêve.

jeudi 20 août 2009

B.A. "A serious man"


















A serious man (USA, 2009).
Un film de Joel & Ethan Coen. Ecrit par Joel & Ethan Coen.
Avec : Simon Hellberg (Rabbin Scott Ginzler), Richard Kind (Oncle Arthur), Adam Arkin (Don Milgram), Michael Stuhlbarg (Larry Gopnik)...

mercredi 19 août 2009

Critique "Le samouraï"


Le samouraï (France, 1967).
Un film de Jean-Pierre Melville. Ecrit par Georges Pellegrin et Jean-Pierre Melville.
Avec : Alain Delon (Jeff Costello), François Périer (le commissaire), Nathalie Delon (Jane Lagrange), Cathy Rosier (la pianiste), Jacques Leroy (le tueur)...
Sortie (France) : 24 octobre 1967.

Le film s’ouvre, en générique, sur Jeff (Alain Delon) allongé sur son lit, dans une chambre de bonne parisienne, immobile et froid, comme s’il était déjà mort. Le titre est immédiatement justifié par une citation extraite du « Livre de Bushido », proclamant la solitude du samouraï, qui est en fait un tueur, un bourreau plus exactement.

Jeff est méthodique et infiniment consciencieux, chaque geste semble avoir été répété d’innombrables fois et étudié plusieurs heures avant son exécution. En quelques plans-séquences, Jean-Pierre Melville brosse le portrait complet de son personnage, tout, sauf ses désirs, est à fleur de peau même si celle-ci est froide et dure comme l’écaille.

Filmant lui-aussi méthodiquement les manœuvres de Jeff jusqu’au premier meurtre commandité, Melville empreinte au tueur sa mise en scène, non pas dans le macabre mais dans une nécessité de l’évidence et du direct. Chaque mouvement de caméra est imprégné par une tentative de faire vivre son personnage, Jeff. Alain Delon lui insuffle une rapidité de félin, une froideur de cadavre et une mélancolie de poète, tout à la fois.

Ainsi va donc le film jusqu’au moment de la blessure physique du personnage et de la trahison qui s’y dissimule, faisant trembler jusqu’aux fondations les grands principes régisseurs qui le guide. Traqué par la police, un commissaire en particulier, qui met en œuvre des moyens considérables pour l’appréhender, Jeff louvoiera entre les auxiliaires et les agents à l’affût pour exécuter sa deuxième mission : une vengeance impitoyable sur ceux qui ont osé (par lâcheté) le trahir.

Jeff n’est ni homme ni démon, il semble voyager dans un royaume des ombres où il ne peut être atteint sauf si un principe fondamental est remis en question. Loin d’être flamboyant et passionné c’est un tueur raisonné, pragmatique presque détaché d’une réalité qu’il n’emprunte que pour s’en servir.

Servie par un grand acteur et par un grand metteur en scène, l’œuvre froide et policé devient lyrique et poétique, comme si l’essence même de l’humain se dévoilait par le meurtre, comme si le genre policier était un essai philosophique. Captant de manière remarquable l’attention du spectateur, la tension mène à une révélation que le mutique Jeff semble hurler à ceux (se limitant aux apparences) qui croient être ses congénères : toujours se battre pour ce qui meut et ne céder que les armes à la main.

Quand se clôt le film, on ne sait finalement si l’on a entrevu un fragment de vie ou un morceau de mort tant le fin fil sur lequel il s’est déplacé ne permettait un choix radical. Peut-être est-ce là même le propos : dans ce qui sépare deux conceptions inverses, c’est peut-être la frontière qui dit la vérité. Dans le cas de l’Homme la question ne se pose pas si simplement, mais au moins, pour ce Samouraï, elle s’affiche dans toute sa nudité.



Critique "Impitoyable"


Impitoyable (Unforgiven, USA, 1992).
Un film de Clint Eastwood. Ecrit par David Webb Peoples.
Avec : Clint Eastwood (William "Bill" Munny), Gene Hackman (Little Bill Dagget), Morgan Freeman (Ned Logan), Saul Rubinek (W. W. Beauchamp)...

Dans le cinéma de Clint Eastwood c’est l’universel qui prévaut sur l’américain. Usant des instruments avec lesquels il a appris à composer au cours de sa florissante carrière d’acteur, il a synthétisé tout ce qui fait mythe et légende dans un personnage d’anti héros, c’est-à-dire dans ce que l’on a à gagner du rejet originel du spectateur.

Tour à tour ridicule ou pitoyable, William Munny, l’homme aux tempérances inhumaines, se montre plus humain que ceux qu’il côtoie. Introduit par la rumeur, le personnage (joué par Clint Eastwood) a rejeté un passé monstrueux de cruauté pour une passivité qui l’est en fait tout autant. Alors c’est l’argent, incarné par le fils d’un ancien compagnon de méfaits, qui remettra les pendules à l’heure, retardée jusque là par sa femme, décédée de la variole trois ans plus tôt. Preuve que l’amour métamorphose, William regarde par-dessus son épaule et constate, au fur et à mesure de son périple meurtrier, que son fantôme se rapproche à chaque fois un peu plus.

C’est dans la ville de Big Whiskey que tout basculera : Little Bill (enflammé par Gene Hackman) la tient d’une main de fer, qui se veut juste mais impitoyable. Les prostituées de la ville, quant à elles, ont mis à pris les têtes de deux malfrats qui ont mutilé, un soir d’orgie, l’une des leurs.

Clint Eastwood choisit de confronter chacun de ses personnages à une situation révélatrice, comme pour prendre toute la mesure de leur valeur de l’Homme. Qu’ils soient lâches ou courageux, c’est toujours des faux-semblants qui sont tour à tour révélés, inversant par de nombreuses séquences les perceptions du spectateur, pour mieux le prendre à revers. Son scénario exemplaire prend tour à tour de l’avance sur le spectateur, ou le laisse jouer au jeu des prédictions, jusqu’au final, explosions en plein ciel pour William, le véritable impitoyable, celui qui connaît sa propre cruauté.

Ce n’est pas l’argent qui, enfin, poussera William au meurtre, mais bien la haine, comme une avalanche, qui jusque là était retenue par de solides murs dans son for intérieur.

Le choix du western est donc, par là-même, un choix radical, dans une forme où seuls les yeux et les armes comptent, on ne sait si c’est le Colt ou le regard qui tue.

La limite du film tient en sa tentative de nous faire adhérer à une histoire qui se révèle quelque peu conventionnelle. Ainsi l’émotion provient finalement du mécanisme et des éléments déclencheurs plutôt que du personnage métamorphosé de William, qui concentre pourtant plusieurs contradictions de l’Homme, dans sa conception universellement admise. La forme prévaut, se transformant en puissante vague de fond qui retourne, successivement, les personnages, le film puis le spectateur, laissant pantois ceux qui auront osé jouer aux voyants.

S’il est un talent exceptionnel contenu dans l’œuvre de Clint Eastwood, le metteur en scène, c’est bien un classicisme de façade, qui sert à faire baisser la garde à ceux qui le regarde pour mieux les atteindre en biais, par une diagonale fondamentale qui rend plusieurs de ses films essentiels. Ceci reste un exercice d’équilibriste, mais le metteur en scène américain semble conserver suffisamment de distance face à ce patriotisme de façade, pour laisser poindre un humanisme infiniment respectable puisque il offre sans rien attendre en échange.

jeudi 9 juillet 2009

Critique "Copland"


Copland (Cop Land, USA, 1997).
Un film de James Mangold. Ecrit par James Mangold.
Avec : Sylvester Stallone (Sheriff Freddy Heflin), Harvey Keitel (Ray Donlan), Ray Liotta (Figgsy), Robert de Niro (Moe Tilden)...

Tout commence comme une histoire maintes fois contée : celle du Bien et du Mal, des lâches et des courageux, rarement ceux que l’on croit. Dans ce nihilisme d’apparence, James Mangold insuffle quelque chose d’exceptionnel dans le cinéma américain, la victoire en définitive d’une bataille, celle du bête sur l’intelligent, celle de l’utopique sur le machiavélique.

Ici ce sont les policiers corrompus de New York qui ont créé leur ville idéale : celle où il n’y a aucun autre crime que le dépôt illicite de poubelles et qui est aussi celle où tout le monde surveille tout le monde, surtout Ray.

De fait, James Mangold déjoue toutes les attentes qu’un spectateur, au fait des schémas conventionnels en cours dans le film policier américain depuis les années 70, aurait. Sylvester Stallone, bedonnant, est utilisé dans un contre emploi remarquable, celui de l’idiot du village à qui l’on a bien voulu donner un poste honorifique, pour lui faire oublier qu’il aurait pu, dû, ne pas être marginalisé. Idiot, il l’est, mais pas tant qu’on le croit, il a bien voulu fermer l’œil et la bouche mais n’en pense pas moins ; toujours se méfier de l’eau qui dort, dit l’adage, car le shérif d’Harrington compte bien faire régner une loi indifférente au costume que porte l’Homme.

C’est grâce à une mise en scène inspirée des grands polars des années 70 que James Mangold dose ses déviations et, au final, le grand bouquet. Ray (Harvey Keitel) a toutes les relations qu’il faut pour tenir sous sa coupe tous ceux qui auraient des velléités rebelles mais, bien entendu, ne saurait voir l’angle mort qu’incarne le shérif Freddy Henlin (Sylvester Stallone). Celui-ci sait et voit tout puisque la plupart des transactions se font sous ses yeux. Deux poids deux mesures pour les représentants d’une loi qu’eux-mêmes ne considèrent pas et ce n’est pas tant le degré de corruption qui choque mais l’immense effort à déployer pour le révéler au grand jour.

Sous l’impulsion de Moe (Robert de Niro, éclipsé) de la police des polices, Freddy tient enfin sa chance d’être ce qu’on lui a refusé : un policier, intègre de surcroît. D’hésitations en fausses routes, il rate le premier embranchement mais ne saurait se répéter dans l’erreur. Fine et mélancolique, l’interprétation livrée par Sylvester Stallone est sûrement la meilleure de l’acteur tant il fusionne avec un personnage qui, peut-être, en dit long sur lui-même. Cantonné à des rôles de machines de guerre patriotiques, l’interprète de Rocky a été avare de son talent car, dirigé par Mangold, il nuance admirablement les dilemmes qui sont souvent mis sous silence dans le film de genre.

La grande réussite du film, et donc de Mangold qui en est l’auteur, est bien d’appuyer l’importance extrême des choix, ou de leurs refus. C’est le choix radical de son personnage principal qui propulsera le film dans une enquête juste sur des vérités nues et offrira au spectateur la fusillade la plus inouïe à laquelle il aura pu assister, celle d’un sourd qui, aveuglé, refuse de se taire.

samedi 4 juillet 2009

Critique "Arizona Dream"


Arizona Dream (The Arrowtooth Walz, USA, 1993).
Un film de Emir Kusturica. Ecrit par David Atkins et Emir Kusturica.
Avec : Johnny Depp (Axel), Faye Dunaway (Elaine), Vincent Gallo (Paul), Jerry Lewis (Leo), Lili Taylor (Grace)...

Le premier film en langue anglaise de Emir Kusturica n’est pas un premier film tout court comme l’on pourrait d’abord le croire. En effet, une lecture aux premiers et seconds degrés du film met en exergue, dans un premier temps, tout l’univers cinématographique américain dont Kusturica semble raffoler : cités pêle-mêle avec plus ou moins d’à-propos, on retrouve directement l’univers de Martin Scorsese (ici c’est Vincent Gallo – Paul Leger qui l’incarne) avec Raging Bull, projeté dans une salle de cinéma, Francis Ford Coppola (Le parrain) et Michael Cimino (Voyage au bout de l’enfer).

Dans ses citations habiles, Kusturica accumule les trouvailles de découpage et de mise en scène pour les transformer en clins d’œil, à la limite de l’hommage, ainsi la mouche qui vient imiter le grain de beauté de Robert de Niro. Sur le fil entre mimésis et plagiat, Kusturica va jusqu’à engager les gloires passées du cinéma américain Faye Dunaway et Jerry Lewis.

Cependant, ce premier niveau de lecture est largement insuffisant tant Emir Kusturica convoque un amour des acteurs immodéré avec une stylisation à l’extrême de métaphores plates. Johnny Depp – Axel n’a plus de parents et considère Jerry Lewis – Leo comme son père et son mentor. Attiré par New York, gravitant entre la haine et ce qu’il appelle l’amour, Axel croit aimer Elaine (Faye Dunaway) alors qu’en fait il inverse tous les rôles. Confondant rêves et cauchemars, espoirs et impasses, le film entremêle des performances d’acteurs que l’on ne peut, malheureusement, considérer cathartiques tant elles semblent vaines, dans un charivari caustique et mimétique où l’Arizona est une Yougoslavie de substitution, les rêves sont des réalités et inversement.

Pourtant, le talent de Kusturica ne peut être remis en cause tant certaines séquences sont savoureuses (les multiples tentatives de construction de l’avion, le premier dîner) mais ne pèsent pas lourds au regard des cauchemars éveillés qui émaillent et sabordent le film. D’ouvert en début, le film peu à peu s’enferme dans une succession de saynètes qui, telles des fuites dans le moteur, finissent par échouer l’œuvre sur un banc de sable. De plus, les parallèles tracés par Kusturica entre le ballon/les esquimaux et Axel/la vie dans la maison sont contraires à ce que la voix off assène régulièrement tout au long du film.

Dans le rêve-film qu’est l’œuvre de Kusturica, c’est une abstraction qui se cache, et pire, une incompréhension fondamentale de ce que le cinéma dit, même celui qu’il cite : les caractères plus grands que nature, les grands acteurs et les metteurs en scène mythiques ne savent pas le fin mot de leur Histoire, Kusturica fait comme s’il la connaissait déjà. Même si sa proposition n’est pas convenue, elle est altérée, évanescente, non pas invisible mais dissimulée à elle-même.

Que dire du personnage de Leo puisque le film est dédié au père de l’auteur ? La nostalgie qui se lit dans le traitement fait par Jerry Lewis de son personnage dit plus sur l’auteur lui-même que les lignes de description sans doute présentes dans le scénario original : en fait d’absurde et rêvé, c’est un néant devant lequel Kusturica tend un tableau chatoyant et changeant. Un cache misère en reste un, la lâcheté en plus.

Ce qu’il faut reconnaître c’est ce qu’obtient le réalisateur bosniaque de ses acteurs, les mythes comme les révélations, Johnny Depp comme Faye Dunaway, et même s’ils tournent en rond ils déploient une énergie et une puissance d’incarnation qui sauve la partie émergée d’un iceberg qui fond comme neige au soleil à mesure que les plans s’égrènent.

samedi 27 juin 2009

Critique "La vie rêvée des anges"


La vie rêvée des anges (France, 1998)
Un film de Erick Zonca. Ecrit par Erick Zonka, Roger Bohbot, Virginie Wagon et Pierre Chosson.
Avec : Elodie Bouchez (Isa), Natacha Régnier (Marie), Grégoire Colin (Chriss), Patrick Mercado (Charly), Jo Prestia (Fredo)...

Dans une conception extrêmiste, il existe deux points de vue sur les situations et sur les autres que l'on pourrait simplifier en "ténèbres" et en "lumière", ou plutôt, dans l'expression couramment utilisée, le verre à moitié plein ou son inverse. Formidables actrices qu'Elodie et Natacha, ou ,dans l'oeuvre, Isa et Marie qui unies par les liens du désespoir et du précaire s'opposeront graduellement dans leurs conceptions du monde inverses et irrémédiablement inconciliables.

C'est un grand film dépressif, malgré son titre, que celui où l'on perd à la fin. Où l'on finit au lieu de s'ouvrir sur un horizon d'espérance. Dans l'anonymat des "petites gens", c'est Isa qui, la première, est isolée et choisie par la caméra d'Erick Zonca : Isa qui n'a pas peur, qui ne rechigne devant aucun effort, généreuse et extravertie jusqu'aux limites de son propre être. C'est Marie qui l'accueille, elle-même vivant dans un appartement ensanglanté par un drame qui ne fait donc pas que des malheureuses. Cependant, Isa sait ce qu'elle doit aux autres, à ceux en particulier qui désirent avec elle partager. Quitte à se brûler les ailes, Isa s'envole et tente d'élever tous ceux qu'elle croise, Marie la première.

Marie est profondément misanthrope, dans le cercle incroyablement vicieux de la non voyance : elle est absente et aveugle à elle-même, elle se perd dans des illusions qu'à tout prix Isa essaie d'inverser en rêves. Les fantasmes ont malheureusement la peau dure, surtout chez ceux qui refusent d'être aidés, qui se braquent en répétition au fur et à mesure que leur logique raisonnée s'étiole et disparaît dans la pénombre de leurs cauchemars.
Zonca fait le choix d'une parallélisme de façade : on croit qu'elles s'influencent l'une l'autre alors que chaque friction les éloigne un peu plus, dans un chemin opposé où bientôt Marie devient silhouette que Isa essaie de rappeler à elle-même. Mais dans ce film nul écho : les cris sont silencieux et les secrets n'en sont pas, tout est faux-semblant, couru d'avance et déchéances conventionnelles.

Pourtant le prétexte du film est formidable, cette Vie rêvée des anges qu'eux-mêmes n'osent désirer. Ou trop, mal, pas assez. Isa, dans sa générosité, tend main après main, avec franchise, dans une mise en jeu perpétuelle qu'elle va définitivement croire regretter. Mais ultime twist, c'est en touchant le fond qu'elle se propulsera, croit-elle, vers l'infini. Que nenni, dans son rôle destructeur de témoin, elle assiste à la mise à mort d'une victime, Marie, qui d'emblée aura accepté ce qu'elle conçoit comme destin.
Même si Zonca ne mouche pas la flamme, il la présente comme unique, insuffisante. Autant pour l'une que pour l'autre car l'on ne sait si de la mort ou de la non-vie il envisage une troisième solution. Dans ce grand film comateux sur les anesthésiés, il montre la stigmatisation des anges rêveurs qui dans le partage de ces songes miraculeux tomberont plus bas que terre. Son dernier plan fait froid dans le dos, sublimement horrifiant. Epouvantable, mais vrai. Question de point de vue, et de verre.

mardi 23 juin 2009

Critique "Easy Rider"


Easy Rider (USA, 1969).
Un film de Dennis Hopper. Ecrit par Peter Fonda, Dennis Hopper et Terry Southern.
Avec : Dennis Hopper (Billy), Peter Fonda (Wyatt), Jack Nicholson (George), Antonio Mendoza (Jesus)...
Date de sortie (Festival de Cannes) : 8 mai 1969 (Caméra d'Or).

Easy Rider narre classiquement l'épopée américaine de deux amis de longue date dans ce qui est devenu désormais le schéma du genre "road movie", itinéraire initiatique et d'apprentissage utopique d'abord, cynique ensuite.

Le film s'ouvre en séquences pré-générique sur une caractérisation immédiate des deux personnages principaux, esquissés à gros traits, qui sont établis comme marginaux (par le biais de la transaction illégale), étroitement liés par l'amitié (bien qu'antagoniques) et détachés (financièrement dans un premier temps).

Il serait réducteur, mais également partiellement faux, de caractériser le film de "hippie", ou même de révolutionnaire, du moins dans son procédé de cinéma. Aussi bien dans le rythme qu'imprime Dennis Hopper à son film que dans son découpage, ce sont surtout les effets d'esbrouffe qui voilent une construction étonnamment classique de scénario, tragique même. Les deux "camarades" vont découvrir l'Amérique, mais surtout la diversité des Américains : que ce soit lorsqu'ils changent leur pneu tandis que leur hôte change le fer de son cheval ou lorsqu'ils débarquent dans une ville du Sud instantanément stigmatisés pour leur aspect différent, ce sont les apparences et l'héritage d'une Amérique contingente en pensée que Hopper et sa bande veulent bouleverser.

Comme projet idéaliste passionné il n'y arrive qu'imparfaitement ou, disons plutôt qu'il ne pourra convaincre que ceux qui doutent déjà. Ces ébranlés devront alors écouter George, le personnage fougueusement et follement incarné par Jack Nicholson, qui livrera la quintessence de l'insurrection prônée par les compères : il parle de liberté et de son ennemie, la peur, où la caméra devient l'instrument qu'ont choisi ces acteurs. C'est une profession de foi qui jure le cinéma comme vérité, et peut-être comme seule réponse aux innombrables questions qu'ils se posent.

C'est le premier signe, sans doute infiniment plus fort que ceux illégaux mais, après tout, déjà, conventionnels de la drogue, de l'exil et de l'anarchie car rien ne les retient, même cette communauté idyllique et "Flower Power" où pourtant chacun se trouve une compagne.
C'est dans l'explosions qu'ils s'élèvent, par le pouvoir de l'imagination et non celui, irrémédiablement réducteur, des lois humaines et des refus apportés par leurs contemporains.

Nous étions en "1969, année érotique" donc de vie, nous pourrions nous demander s'ils continuent à être nombreux ceux qui se brûlent pour atteindre leur destination, ignorant le chemin.
Le Easy Rider ("Celui qui chevauche aisément") du titre est probablement celui qui se laisse porter par la machine, non pas celui qui ose et tente chacun de ses pas.

lundi 15 juin 2009

Critique "Les affranchis"


Les affranchis (Goodfellas, USA, 1990).
Un film de Martin Scorsese. Ecrit par Martin Scorsese et Nicholas Pileggi, d'après son roman Wise Guy.
Avec : Robert de Niro (Jimmy), Ray Liotta (Henry), Joe Pesci (Tommy), Lorraine Bracco (Karen)...
Date de sortie (USA) : 19 septembre 1990.

Enième histoire de gangsters et de communauté italo-américaine pour Martin Scorsese. Nouvelle victoire dans son travail sur la mémoire commune de toute une génération d’immigrés américains, avec peut-être ses ancêtres en conscience personnelle (la propre mère de Scorsese joue le rôle de celle de Joe Pesci).

Ici, Scorsese réutilise un procédé familier comme moteur de l’histoire : une voix off, celle de Henry Hill, son ascension puis sa chute dans la famille des affranchis de la mafia italo-américaine de New-York. Utilisant la folie ordinaire du visage de Ray Liotta, il dépeint un duo de petites frappes (Henry – Ray Liotta et Tommy – Joe Pesci) qui, dans l’ombre de l’affranchi Jimmy (Robert de Niro, flamboyant comme à son habitude chez Scorsese) vont atteindre les cimes du grand banditisme en perpétrant l’un des plus gros casses de l’histoire américaine, celui de la compagnie aérienne Lufthansa.

Le point de vue de Scorsese sur ce monde violent se distingue quelque peu de celui du narrateur, utilisant la subjectivité de son personnage pour confirmer ou infirmer sa vision du monde. De toutes les situations, il tire le meilleur parti, celui d’une énonciation pure et simple des faits, à limite de l’explicatif (comme le plan-séquence dans le restaurant où Henry présente ses « collaborateurs »), ou au contraire celui d’une métaphorisation des scènes initiatiques (comme la première sortie de Henry et de sa compagne Karen – Lorraine Bracco dans le cabaret) à travers une caméra aérienne (de nombreux plans-séquences importants sont steady-camés).

On pourrait considérer cette mise en scène comme conventionnelle, sauf que Martin Scorsese (à l’aide de son directeur de la photographie Michael Ballhaus, responsable de la magnifique photo de Dracula de Francis Ford Coppola) fait participer le spectateur aux situations présentes à l’écran, le rend presque complice et témoin de tous les faits et gestes de ses malfrats sans les déchoir de leur statut héroïque. Ainsi l’on comprend presque l’adultère ordinaire des affranchis, la banalisation du meurtre (Tommy en étant le symbole, dans une violence presque obscène, à telle point que l’on se prend à redouter que chacun de ses interlocuteurs ne finissent « effacer »), les incendies et vols, et surtout les trahisons ; car dans ce monde souterrain, les traîtres ne vivent pas longtemps, même s’ils savent couvrir leurs traces.

C’est en leur accordant un statut extraordinaire que Martin Scorsese banalise ses personnages : de leur absence d’état d’âme naît sous nos yeux une nouvelle catégorie d’êtres humains, ceux qui sont capables de faire taire leur inconscience. Dans la vie flamboyante qu’ils mènent, surgissent des drames imprévus lors desquels Henry, Tommy, Jimmy, Karen, Frankie Carbone et les autres se retrouvent parfois face à eux-mêmes et doutent de leurs choix, mais jamais ne les renient.

Chez Scorsese c’est en effet l’absence de remords, cet état presque surhumain qui rend ses gangsters exceptionnels : ils font les choix les plus difficiles et les plus douteux auxquels nous pourrions être confrontés en l’espace de quelques instants. Et de cette instantanéité découle le statut de héros déchu que ses ancêtres gagnent : celui de main d’œuvre insurrectionnelle d’une Amérique qui les a oubliés. Martin Scorsese leur a rendu justice dans ce qui est l’un de ses plus grands films.

mercredi 10 juin 2009

Critique "Morse/Let the right one in"


Let the right one in (Låt den rätte komma in, Suède, 2008).
Un film de Tomas Alfredson. Ecrit par John Lindqvist, d'après son roman.
Avec : Kare Hedebrant (Oskar), Lina Leandersson (Eli), Per Ragnar (Hakan)...


Présenté comme un film de vampires, cette adaptation du best seller de John Lindqvist s’est immédiatement retrouvée cloisonnée sous cette étiquette de films de genre. Let the right one in a fait le tour des festivals de films fantastiques, récoltant les médailles mais pas la reconnaissance de son unicité. Tomas Alfredson s’est en effet ici débarrassé de tout le maniérisme et de toutes les contingences propres au genre : de par sa mise en scène tout d’abord et par son montage ensuite.

Ici il s’agit de l’histoire d’Oskar, jeune garçon de douze ans, qui se rêve homme déjà, comme son père qui vit hors de la cellule familiale, mais Oskar est la tête de turc de trois garçons de sa classe et dans la réalité il est soumis et renfrogné. Il se veut libre du joug des autres mais ne peut s’en sortir seul, avec sa mère, dans leur appartement froid de la banlieue de Stockholm.
Oskar, le « petit cochon » (surnom attribué par ceux qui le harcèle), rencontre Eli dans la cour de sa cité, sous la neige, alors qu’il se rebelle contre un tronc d’arbre qu’il imagine ennemi. Eli le reconnaît, elle qui a douze ans depuis un moment déjà, mais qui sait quel fardeau Oskar porte. Elle le brusque d’abord, l’amadoue ensuite, puis se laisse aimer avant de l’aimer en retour. Dans le froid d’une Suède ténébreuse, l’histoire d’amour que vont vivre Eli et Oskar, Oskar et Eli, illumine les ombres.

Car c’est bien d’une histoire d’amour qu’il s’agit : un amour fondamental et proprement éthique puisqu’il naît entre un garçon qui a grandi plus vite que les autres, au fond, et une fille qui paraît jeune mais a vécu plus qu’on ne saurait l’imaginer : Eli est une vampire, son père tue pour lui ramener le sang nécessaire à sa survie, et pour qu’Eli puisse rentrer chez Oskar, il faut qu’il lui demande d’entrer. D’où le titre. D’où l’amour.
Oskar est tenté de la rejeter, plusieurs fois, par méfiance d’abord, par horreur ensuite. Quand le père d’Eli est arrêté (non sans avoir commis le sacrifice ultime pour sa fille), Eli doit se nourrir, et cela ne peut se faire sans violence car c’est une faim sans discernement, un désir inextinguible. Devant ce spectacle, Oskar prend peur, puis la rejette, se camouflant sous des apparences conventionnelles, jusqu’au moment où il prend acte de son environnement familial : il est aussi un paria après tout. D’ailleurs Eli répondra, quand Oskar lui demandera qui elle est vraiment, en miroir à sa situation à l’école : elle est honnie, lui aussi. La jeune actrice qui joue Eli (en partie grâce au maquillage savamment modifié en fonction des séquences) est ainsi formidable dans la retenue et la souffrance qu'elle porte comme condition, le jeune acteur qui personnalise Oskar jouit lui d'une empathie déraisonnable, même dans ces moments où il semble baisser les bras.

Alfredson commet alors une ellipse imparfaite mais exceptionnelle : il virtualise l’émotion, l’exagère pour, en fin, faire éclater sa vérité. C’est en effet le propre de sa mise en scène : utiliser les codes du fantastique (du folklore des Balkans en particulier) pour construire et donner vie à sa métaphore d’une manière plus éclatante encore que le film le plus réaliste aurait pu le faire, car c’est dans les ellipses entre ses séquences que s’imagine l’histoire d’amour qui émeut. Procédant d’un découpage étonnamment classique (les plans larges, extrêmement structurés, pour les actions et les situations, les gros plans pour les émotions, les panneaux et travelling pour les changements de sujet), le film construit son discours sur l’invisible : il laisse penser plus qu’il ne montre, sauf quand le metteur en scène l’estime nécessaire.
Voilà d’ailleurs une autre caractéristique rare : l’épuration des dialogues et des séquences – bien que le film ait gagné à réduire l’intrigue secondaire de quelques personnages – et leur poids final. Surtout la dernière. Car c’est dans la fin de sa troisième scène que le film se permet l’ostentatoire, et encore, en hors champ, prouvant définitivement que dans Let the right one in, la violence est parfois nécessaire mais reste toujours irreprésentable de près, obscène qu’elle est. Quant à l’ouverture que le film finit par proposer, elle est porteuse de tous les possibles.

Critique "Rachel se marie"


Rachel se marie (Rachel getting married, USA, 2008).
Un film de Jonathan Demme. Ecrit par Jenny Lumet.
Avec : Anne Hathaway (Kym), RoseMarie DeWitt (Rachel), Tunde Abedimpe (Sidney), Debra Winger (Abby)...

Du film sociologique (bien pensant) hollywoodien, il ne reste, aux premiers abords, que peu de trace. Politique, Jonathan Demme l’a toujours été, du moins dans ses films, humaniste également. Ses deux films les plus vus, et cités, sont Philadelphia (1993) sur l’émergence du SIDA et la mise au ban de ses malades, et Le Silence des Agneaux (The silence of the lambs, 1990) qui a redéfini le film policier – et son sous-genre, le film de tueur en série – qui lui valut l’Oscar du Meilleur Réalisateur la même année.

De très démonstratifs qu’ils étaient, soumis aux poncifs du genre, ces deux films semblent loin, et même digérés, dès la première scène de Rachel se marie. On peut d’emblée constater que du documentaire, qu’il a pensé et pratiqué ces dernières années, l’approche lui est resté.

Le scénario de Jenny Lumet semble se dissoudre dans l’indéniable virtuosité technique du film. Caméra à l’épaule, à quelques coudées de son actrice principale, Anne Hathaway – Kym, son procédé de mise en scène explore au plus pré les blessures entrouvertes, les donne à voir plus qu’il ne les montre, ici en jeu dans le film et enjeu même de celui-ci.

Ancienne toxicomane, Kym réapparait brutalement dans une cellule familiale qui, on le comprend assez vite, a explosé suite à ses actes. Cependant, cette cellule est également à l’aube d’une réunion et même d’une expansion puisque Rachel – Rosemarie DeWitt – se marie. Tornade de franchise, en apparence, le personnage joué par Hathaway fait fi de toute prudence, balayant les conventions sociales du tabou universel, celui du secret, et par là même synthétisant l’un des objectifs du film : montrer une Amérique pluriculturelle, loin des schémas communautaires qui alimentent sa schizophrénie.

En effet, ce mariage est ethniquement mixte, déjouant dès lors tout un déjà-vu réducteur, premier piège, habilement esquivé par le scénario. Le futur mari, Sidney (Tunde Abedimpe), noir, est féru de musique, artiste et, semble-t-il, touché par la grâce. C’est ici la caractérisation qu’a fait Demme du personnage qui étonne, son apparence physique (de grosses lunettes et un déplacement parcimonieux) et surtout la finesse du jeu de l’acteur, et donc de son choix. Sidney et Rachel forment un couple rapidement dépeint comme étroitement lié par une tendresse et une reconnaissance évidente, le temps de quelques plans les réunissant.

On remarquera ici la performance qu’obtient le metteur en scène de la part de ses acteurs, tous au diapason réaliste et touchant de l’ensemble. C’est ici la double responsabilité de la photographie de Declan Quinn et du montage de Tim Squyres qui offre à la distribution le piédestal sur lequel elle s’empresse de grimper. De cette caméra à l’épaule approximative mais puissamment libératrice, le film gagne ses joyaux : l’empathie immédiate pour la totalité des personnages, pour la situation, et pour la rédemption que Kym recherche. C’est également le montage qui rythme le long-métrage de ses jump-cuts invisibles mais vrais, laissant à chaque séquence sa respiration, sans jamais ennuyer grâce à une impérieuse concentration sur l’essentiel.

Quant à la musique, c’est celle de Neil Young ou ses dérivés folks le temps d’un bœuf, sujet du documentaire de Demme (Neil Young : Heart of Gold), chantre canadien d’une Amérique renouvelée, un bûcheron-poète qui jamais ne se laisse enfermer, tout en énonçant d’une voix douce et tendre ses vérités.

Ainsi Rachel se marie frôle parfois le miracle lorsque de l’union des forces résulte des séquences vitales : le dîner en est un exemple frappant, les vœux aussi. On souhaiterait d’ailleurs parfois se projeter dans la proposition que fait Demme d’une communication ellipsée et symbolique.

Hélas, c’est le propre du cinéma d’intervenir à plusieurs niveaux, d’extraire puis d’imprimer sur pellicule ce qui est et non ce qui semble être. De ce point de vue, Rachel se marie impressionne.