dimanche 30 août 2009

Critique "The Wire" Saison 1


Sur écoute (The Wire, USA 2002).
Une série créée par David Simon. Ecrite par David Simon, Edward Burns, Chris Collins, George Pelecanos...
Avec : Dominic West (Det. Jimmy McNulty), Sonja Sohn (Det. Kima Greggs), Wendell Pierce (Det. Bunk Moreland), Lance Reddick (Lieut. Cedric Daniels)...
Diffusée sur HBO à partir du 2 juin 2002.

De l'instant

Si les films américains diffusés au cinéma sont très inégaux, tant dans leur écriture que dans leur réalisation, il n'en va pas forcément de même pour les séries qui connaissent, depuis maintenant plusieurs années, un avènement remarquable. Si l'on peut déjà éliminer, à un certain niveau d'exigence, les séries diffusées sur les networks (chaînes non câblées), qui dans leur majorité sont équivalentes en non-qualité et en non-invention aux "pop-corn movies", il reste les véritables innovations qui sont effectuées sur le câble, terreau d'expérimentation extrêmement fertile.

HBO et Showtime tirent leurs épingles du jeu (la dernière plus récemment) en proposant des fictions osées, qui parfois, par miracle, dépassent leur sujet. On pourrait citer Oz (également sur HBO) ou plus récemment The Tudors (sur Showtime) qui synthétisent plusieurs années de recherche de leurs créateurs respectifs au fil des saisons. En effet, les séries (ou feuilletons selon la classification française, les épisodes allant de 50 minutes à plus d'une heure) disposent de plusieurs heures pour développer, étendre et explorer les méandres de leur sujet.

The Wire situe son action à Baltimore où certains policiers qui ne jouent pas selon les lois temporaires décident d'agir pour contrer un syndicat du crime établi dans le quartier Ouest. Tout cela à cause (ou plutôt grâce) du détective Jimmy McNulty qui ne sait pas fermer ni les yeux ni la bouche et découvre un caïd et son organisation, presque au détour d'un dossier. Cela suffit déjà pourtant à poser et construire sur des fondations solides une première saison exemplaire.

Mise en scène de manière crue, quasiment réaliste, la série de David Simon dépasse pourtant son sujet, tant par la porte béante qu'elle ouvre vers une réflexion sur l'instant et sur son enregistrement (le propre du cinéma non ?) à travers la mise sur écoute que sur l'essai pamphlétaire qui vise clairement une corruption à peine fictionnelle. Vivier permanent d'acteurs de grand talent, le paysage audio-visuel américain est aussi le plus réactif au monde, dans une certaine minorité, à sa contemporainéité.
Ici c'est l'instant qui compte, tous les personnages savent qu'ils ne sont pas éternels et vivent dans une réactivité incroyable, faisant choix radicaux sur décisions irrémédiables, en haussant à peine les sourcils. D'un côté la police de Baltimore, ou plutôt cette équipe spéciale hétéroclite qui se passionne pour son combat justicier, de l'autre ces "voyous" qui finalement subissent une loi millénaire, celle de la minorité marginalisée et donc, forcément, hors-la-loi. Omar par exemple, un dealer homosexuel en marge de l'organisation, électron libre qui braque de temps en temps les sous-fifres d'Avon Barksdale, le caïd en question. Lorsque l'amant et frère d'armes d'Omar est torturé puis exhibé sur la place publique, pour l'exemple, celui-ci part en croisade, en sifflant, contre ses meurtriers, quitte à s'allier à la police.

Dans The Wire ce n'est pas la fiction policière qui est mise à l'honneur, même si sa forme tient un suspens et une structure vitale pour tenir sur plusieurs épisodes sans décrocher l'attention du téléspectateur, mais le drame, ou plutôt la tragédie. Si tous les personnages jouent avec les cartes qu'on leur a donnés, certains tentent d'en acquérir d'autres au péril de leur vie ("If you aim the king, you better not miss", littéralement "si tu vises le roi, il vaut mieux que tu ne le rates pas"), il faut reconnaître que ceux qui vivent affranchis des lois humaines s'en sortent le mieux, les voyous cela va sans dire. Car toute loi temporaire, celle de la police, celle de la justice, nécessite une personne chargée de la faire appliquer, et surtout de la faire respecter. Ainsi le tabou : ne jamais tuer de policier, non pas par pitié mais par raison pure : ne pas les provoquer. Du moment que les victimes habitent la cité, cela fera un chèque d'allocation en moins à payer, même si vers la fin de la saison on devine d'où vient l'argent. Le serpent se mord la queue.

Quant au procédé de mise sur écoute, bien que soumis aux règles des mandats, des photographies et de la pertinence des appels, il donne un avantage ultime à celui qui écoute. Il ne fait pas qu'entendre, tout comme cette série ne fait pas que se regarder. Elle se voit dans une attention définitive, dans tous les plis de sa nappe, on ne sait jamais ce qui s'y cache. Parfois au détour d'un plan c'est le néo-réalisme qui est convoqué, un meurtre voilé, occulté, obscène. D'autres fois le documentaire, des photos violemment crues, une victime assassinée nue. Souvent pourtant c'est dans un décor réaliste que se tient la tragédie grecque, celle des hommes qui tournent le dos à l'amour.

vendredi 28 août 2009

Critique "Sur mes lèvres"


Sur mes lèvres (France, 2001).
Un film de Jacques Audiard. Ecrit par Jacques Audiard et Tonino Benacquista.
Avec : Emmanuelle Devos (Carla), Vincent Cassel (Paul Angély), Olivier Gourmet (Marchand), Olivier Perrier (Masson)...

Ce secret silence

Sur mes lèvres s’ouvre sur un personnage apeuré, diminué par un handicap marginalisant, dans la peur constante d’être raillé. Carla était sourde, dorénavant elle est juste « sourdingue » grâce à un appareil qui amplifie les sons et les bruits. Elle lape l’eau, baisse les yeux sous le poids du regard de l’autre, honnie de ceux que la différence horrifie.

Enfermée dans une infériorité qu’elle subit sans discuter, se craquelant un peu plus sous chaque assaut de la haine, elle profite d’une occasion en or pour quitter sa solitude : engager un assistant pour l’aider dans son travail de secrétaire d’une agence immobilière. Carla – Emmanuelle Devos – s’empare de cet autre être apeuré et se retrouve responsable de sa réinsertion sociale.

Jacques Audiard filme les contradictions de ses personnages comme il filme leurs tourments, dans une fulgurance d’images, de sons et d’émotions : sa direction magnifie les interprétations d’Emmanuelle Devos et de Vincent Cassel, couple improbable qui pourtant fera preuves indiscutables de la puissance d’un amour invisible ou plutôt inouï. En effet, Carla lit sur les lèvres, sublime parabole d’un environnement qui assaille de trivialités en permanence. Elle choisit ce(ux) qu’elle entend d’une pression sur un bouton ou d’une concentration sur une syllabe prononcée.

Le tandem entre l’ex taulard et l’handicapée ne fonctionne, au début, qu’à cause de leurs besoins immédiats. Ce n’est que grâce à l’ouverture au monde proposée par l’un et la foi proposée par l’autre qu’il pourra être transcendé. Jacques Audiard choisit de filmer leurs échanges comme des batailles sans guerre, sans vainqueurs et sans vaincus. Sa mise en scène, entérinée par un montage définitivement pudique, magnifie une sensualité de ceux qui tentent d’ignorer qu’ils s’aiment et contenir leur désir.

Un travail important, fondamental même, est aussi à reconnaître : c’est celui de la création sonore, qui s’allie parfaitement à la puissance visuelle qu’elle complète, non pas en redondance mais comme un miroir parfait de ce que l’on ne saurait voir.

Le prétexte du film de genre est un choix radical. S’il n’utilise pas la métaphore, il risque de tomber dans l’anecdotique voire l’éphémère.

Ici ce n’est certainement pas le cas, Carla et Paul ne sont pas érigés en symboles mais établis comme humains, imparfaits au possible, incomplets au plausible et passionnés. La séquence où Paul transmet ses « dernières volontés » à Carla à travers la fenêtre est charnière dans le traitement qu’en fait Jacques Audiard, autant au son qu’à l’image.

Nous avons affaire à un film humaniste, empruntant ses prétextes à un genre pour en transcender les contingences avec, incessamment, une générosité dans ce qui est offert à l’interprétation, à la vision, à l’émotion et au rêve.

jeudi 20 août 2009

B.A. "A serious man"


















A serious man (USA, 2009).
Un film de Joel & Ethan Coen. Ecrit par Joel & Ethan Coen.
Avec : Simon Hellberg (Rabbin Scott Ginzler), Richard Kind (Oncle Arthur), Adam Arkin (Don Milgram), Michael Stuhlbarg (Larry Gopnik)...

mercredi 19 août 2009

Critique "Le samouraï"


Le samouraï (France, 1967).
Un film de Jean-Pierre Melville. Ecrit par Georges Pellegrin et Jean-Pierre Melville.
Avec : Alain Delon (Jeff Costello), François Périer (le commissaire), Nathalie Delon (Jane Lagrange), Cathy Rosier (la pianiste), Jacques Leroy (le tueur)...
Sortie (France) : 24 octobre 1967.

Le film s’ouvre, en générique, sur Jeff (Alain Delon) allongé sur son lit, dans une chambre de bonne parisienne, immobile et froid, comme s’il était déjà mort. Le titre est immédiatement justifié par une citation extraite du « Livre de Bushido », proclamant la solitude du samouraï, qui est en fait un tueur, un bourreau plus exactement.

Jeff est méthodique et infiniment consciencieux, chaque geste semble avoir été répété d’innombrables fois et étudié plusieurs heures avant son exécution. En quelques plans-séquences, Jean-Pierre Melville brosse le portrait complet de son personnage, tout, sauf ses désirs, est à fleur de peau même si celle-ci est froide et dure comme l’écaille.

Filmant lui-aussi méthodiquement les manœuvres de Jeff jusqu’au premier meurtre commandité, Melville empreinte au tueur sa mise en scène, non pas dans le macabre mais dans une nécessité de l’évidence et du direct. Chaque mouvement de caméra est imprégné par une tentative de faire vivre son personnage, Jeff. Alain Delon lui insuffle une rapidité de félin, une froideur de cadavre et une mélancolie de poète, tout à la fois.

Ainsi va donc le film jusqu’au moment de la blessure physique du personnage et de la trahison qui s’y dissimule, faisant trembler jusqu’aux fondations les grands principes régisseurs qui le guide. Traqué par la police, un commissaire en particulier, qui met en œuvre des moyens considérables pour l’appréhender, Jeff louvoiera entre les auxiliaires et les agents à l’affût pour exécuter sa deuxième mission : une vengeance impitoyable sur ceux qui ont osé (par lâcheté) le trahir.

Jeff n’est ni homme ni démon, il semble voyager dans un royaume des ombres où il ne peut être atteint sauf si un principe fondamental est remis en question. Loin d’être flamboyant et passionné c’est un tueur raisonné, pragmatique presque détaché d’une réalité qu’il n’emprunte que pour s’en servir.

Servie par un grand acteur et par un grand metteur en scène, l’œuvre froide et policé devient lyrique et poétique, comme si l’essence même de l’humain se dévoilait par le meurtre, comme si le genre policier était un essai philosophique. Captant de manière remarquable l’attention du spectateur, la tension mène à une révélation que le mutique Jeff semble hurler à ceux (se limitant aux apparences) qui croient être ses congénères : toujours se battre pour ce qui meut et ne céder que les armes à la main.

Quand se clôt le film, on ne sait finalement si l’on a entrevu un fragment de vie ou un morceau de mort tant le fin fil sur lequel il s’est déplacé ne permettait un choix radical. Peut-être est-ce là même le propos : dans ce qui sépare deux conceptions inverses, c’est peut-être la frontière qui dit la vérité. Dans le cas de l’Homme la question ne se pose pas si simplement, mais au moins, pour ce Samouraï, elle s’affiche dans toute sa nudité.



Critique "Impitoyable"


Impitoyable (Unforgiven, USA, 1992).
Un film de Clint Eastwood. Ecrit par David Webb Peoples.
Avec : Clint Eastwood (William "Bill" Munny), Gene Hackman (Little Bill Dagget), Morgan Freeman (Ned Logan), Saul Rubinek (W. W. Beauchamp)...

Dans le cinéma de Clint Eastwood c’est l’universel qui prévaut sur l’américain. Usant des instruments avec lesquels il a appris à composer au cours de sa florissante carrière d’acteur, il a synthétisé tout ce qui fait mythe et légende dans un personnage d’anti héros, c’est-à-dire dans ce que l’on a à gagner du rejet originel du spectateur.

Tour à tour ridicule ou pitoyable, William Munny, l’homme aux tempérances inhumaines, se montre plus humain que ceux qu’il côtoie. Introduit par la rumeur, le personnage (joué par Clint Eastwood) a rejeté un passé monstrueux de cruauté pour une passivité qui l’est en fait tout autant. Alors c’est l’argent, incarné par le fils d’un ancien compagnon de méfaits, qui remettra les pendules à l’heure, retardée jusque là par sa femme, décédée de la variole trois ans plus tôt. Preuve que l’amour métamorphose, William regarde par-dessus son épaule et constate, au fur et à mesure de son périple meurtrier, que son fantôme se rapproche à chaque fois un peu plus.

C’est dans la ville de Big Whiskey que tout basculera : Little Bill (enflammé par Gene Hackman) la tient d’une main de fer, qui se veut juste mais impitoyable. Les prostituées de la ville, quant à elles, ont mis à pris les têtes de deux malfrats qui ont mutilé, un soir d’orgie, l’une des leurs.

Clint Eastwood choisit de confronter chacun de ses personnages à une situation révélatrice, comme pour prendre toute la mesure de leur valeur de l’Homme. Qu’ils soient lâches ou courageux, c’est toujours des faux-semblants qui sont tour à tour révélés, inversant par de nombreuses séquences les perceptions du spectateur, pour mieux le prendre à revers. Son scénario exemplaire prend tour à tour de l’avance sur le spectateur, ou le laisse jouer au jeu des prédictions, jusqu’au final, explosions en plein ciel pour William, le véritable impitoyable, celui qui connaît sa propre cruauté.

Ce n’est pas l’argent qui, enfin, poussera William au meurtre, mais bien la haine, comme une avalanche, qui jusque là était retenue par de solides murs dans son for intérieur.

Le choix du western est donc, par là-même, un choix radical, dans une forme où seuls les yeux et les armes comptent, on ne sait si c’est le Colt ou le regard qui tue.

La limite du film tient en sa tentative de nous faire adhérer à une histoire qui se révèle quelque peu conventionnelle. Ainsi l’émotion provient finalement du mécanisme et des éléments déclencheurs plutôt que du personnage métamorphosé de William, qui concentre pourtant plusieurs contradictions de l’Homme, dans sa conception universellement admise. La forme prévaut, se transformant en puissante vague de fond qui retourne, successivement, les personnages, le film puis le spectateur, laissant pantois ceux qui auront osé jouer aux voyants.

S’il est un talent exceptionnel contenu dans l’œuvre de Clint Eastwood, le metteur en scène, c’est bien un classicisme de façade, qui sert à faire baisser la garde à ceux qui le regarde pour mieux les atteindre en biais, par une diagonale fondamentale qui rend plusieurs de ses films essentiels. Ceci reste un exercice d’équilibriste, mais le metteur en scène américain semble conserver suffisamment de distance face à ce patriotisme de façade, pour laisser poindre un humanisme infiniment respectable puisque il offre sans rien attendre en échange.