mercredi 16 juin 2010

Critique "Pierrot le fou"


Pierrot le fou (France, 1965).
Un film de Jean-Luc Godard.
Scénario de Jean-Luc Godard, d'après Le Démon de Onze Heures, de Lionel White.
Directeur de la photographie : Raoul Coutard.
Montage : Françoise Collin.
Son : Antoine Bonfanty et René Levert.
Musique : Antoine Duhamel.
Avec : Anna Karina (Marianne Renoir), Jean-Paul Belmondo (Ferdinand "Pierrot" Griffon), Graziella Galvani (la femme de Ferdinand)...

Pierrot, c’est comment l’éternité ?


Tout d’abord sachez que l’auteur de ces lignes considère Pierrot le fou comme un chef d’œuvre et ne saurait être objectif, pas le moins du monde. Ceci étant dit, certains éléments pourront peut-être esquisser un début d’analyse sur ce film-monde.

Après quelques minutes de film, à la réception chez Mr et Mme Expresso, Ferdinand/Pierrot (Jean-Paul Belmondo) pose une question à Samuel Fuller qui se trouve là car le hasard fait bien les choses : c’est quoi au juste le cinéma ? Question taraudante à laquelle le metteur en scène apporte une réponse dont nombre pourrait se satisfaire, l’émotion. Or c’est Rimbaud et le bleu azur que Jean-Luc Godard convoque, ainsi que l’amour, celui de son personnage pour Marianne, de Godard le cinéaste pour la déconstruction narrative et l’inédit visuel, et de Godard l’homme pour une actrice incomparable, Anna Karina.

Beaucoup plus tard dans le film c’est Raymond Devos qui propose, caustiquement, une parabole sur la rencontre, celle des mains qui s’effleurent, se touchent puis s’évitent, à un Ferdinand complètement désorienté.

C’est en fait ça qui fait le cinéma de Godard, sa singularité et sa proposition infiniment vaste d’un art où la création naît d’une transformation et non pas du néant. Dans un entretien radiophonique que Godard a fait avec Serge Daney dans les années 80 surgit une piste qui inverse en quelque sorte la lecture du film. Lors de ma première vision j’ai cru y déceler et y découvrir ce que j’ai longtemps cherché dans la vie : la ‘spontanéité pensée’, cette – en apparence – impossible conjonction de la raison et de la passion. Je crois maintenant que c’est dans son refus des contingences de toutes sortes, jusqu’à l’affaissement de la frontière entre intimité (privée) et cinéma (public), que la vive liberté de Pierrot le fou est faite de poésie, d’amour et de foi.


Sans s’épancher sur la maestria de la mise en scène, ou sur la mise en couleur explosive de cette échappée belle, qui mériteraient à elles seules plusieurs pages d’analyses approfondies, il y a quelques plans qui ne sauraient être tus tant leur justification est belle et leur application renversante. Ainsi l’appel à l’aide de Marianne à Ferdinand lorsque celui –ci, en amoureux absolu, court à sa rescousse en dératé sur la plage tandis que celle-ci l’observe du balcon de l’hôtel. La caméra dézoome en panoramique, d’abord gauche-droite avant que Ferdinand ne disparaisse derrière des arbres, puis s’élève en panoramique droite-gauche pour envelopper le paysage balnéaire avant de s’arrêter, avec la plus grande délicatesse, sur le profil de Marianne (Anna Karina) qui semble à la fois jauger la performance de son amoureux mais peut-être plutôt s’élancer dans le bleu du ciel. Ou encore cette première supercherie lorsque Fred, l’amant précédent, investit leur petit nid d’amour avant d’en être exclu à coup de bouteille de vin : là, la caméra virevolte dans un va-et-vient permanent et musical entre les pièces, le balcon immense, Ferdinand et Marianne qui s’entrecroisent dans un jeu si ludique qu’il ne peut être qu’amoureux.

Ce ne sont en aucun cas des performances techniques au sens privatif du terme. Raoul Coutard est un chef opérateur absolument remarquable, son équipe est aussi l’une des toutes meilleures, mais c’est en chef d’orchestre, ou plutôt en conducteur, que Godard met en scène l’addition d’opportunités, de savoir-faire et de talents innés là où une soustraction est toujours en ombre chinoise. Difficile de ne pas voir en Pierrot le fou l’exergue du cinéma de l’urgence, car l’on ne sait jamais quand on va être pris, comme les deux amants criminels du film. Et pourtant c’est dans la préparation permanente, celle qui naît de l’observation de chaque geste, de chaque regard, et dans l’intuition de les discerner, que se construit un tel cinéma, une telle proposition vitale et érotique… Dans cette dispute où Ferdinand reproche à Marianne d’avoir acheté un disque (« La musique passe après la littérature ») le gros plan sur Anna Karina ne peut naître d’une caméra indifférente, son regard vers le spectateur ne peut que naître d’un horizon plus concret, d’une émotion véritablement ressentie et d’une foi profonde (« L’amour est à réinventer »).

Et « Je est un autre » écrivait Arthur Rimbaud, et ‘je suis un autre’ affirme Pierrot le fou, manifeste de l’altérité, poème où les vers sont des plans, les rimes des coupes et les strophes des séquences qui chacune transforme la suivante, est transformée par la précédente. C’est d’ailleurs dans l’immortalité d’éléments naturels que se clôt le film, l’explosion (qui selon moi n’est en aucun cas une mort au sens premier du terme), la mer, le bleu azur, et les mots d’Anna Karina.

A un moment du film, Ferdinand conçoit leur couple comme la séparation humaine des sentiments et des idées. Il y a là une tragédie sans doute irrémédiable dans la vie réelle, seul un tel film peut les réconcilier, les rendre concrètes et vivantes, enflammer les braises qui sans un tel combustible ne pourraient brûler. Brûler pouvant aussi bien signifier consumer qu’enflammer, c’est là une distinction dans laquelle il appartient à chacun de se positionner, le choix proposé étant tout à la responsabilité du spectateur, parfois provoqué, parfois complice, toujours considéré.

Si filmer c’est un peu jouer à Dieu alors il est concevable que le monde réinventé dans le dynamitage par Jean-Luc Godard est l’un des plus passionnants imaginable.