dimanche 5 septembre 2010

mercredi 16 juin 2010

Critique "Pierrot le fou"


Pierrot le fou (France, 1965).
Un film de Jean-Luc Godard.
Scénario de Jean-Luc Godard, d'après Le Démon de Onze Heures, de Lionel White.
Directeur de la photographie : Raoul Coutard.
Montage : Françoise Collin.
Son : Antoine Bonfanty et René Levert.
Musique : Antoine Duhamel.
Avec : Anna Karina (Marianne Renoir), Jean-Paul Belmondo (Ferdinand "Pierrot" Griffon), Graziella Galvani (la femme de Ferdinand)...

Pierrot, c’est comment l’éternité ?


Tout d’abord sachez que l’auteur de ces lignes considère Pierrot le fou comme un chef d’œuvre et ne saurait être objectif, pas le moins du monde. Ceci étant dit, certains éléments pourront peut-être esquisser un début d’analyse sur ce film-monde.

Après quelques minutes de film, à la réception chez Mr et Mme Expresso, Ferdinand/Pierrot (Jean-Paul Belmondo) pose une question à Samuel Fuller qui se trouve là car le hasard fait bien les choses : c’est quoi au juste le cinéma ? Question taraudante à laquelle le metteur en scène apporte une réponse dont nombre pourrait se satisfaire, l’émotion. Or c’est Rimbaud et le bleu azur que Jean-Luc Godard convoque, ainsi que l’amour, celui de son personnage pour Marianne, de Godard le cinéaste pour la déconstruction narrative et l’inédit visuel, et de Godard l’homme pour une actrice incomparable, Anna Karina.

Beaucoup plus tard dans le film c’est Raymond Devos qui propose, caustiquement, une parabole sur la rencontre, celle des mains qui s’effleurent, se touchent puis s’évitent, à un Ferdinand complètement désorienté.

C’est en fait ça qui fait le cinéma de Godard, sa singularité et sa proposition infiniment vaste d’un art où la création naît d’une transformation et non pas du néant. Dans un entretien radiophonique que Godard a fait avec Serge Daney dans les années 80 surgit une piste qui inverse en quelque sorte la lecture du film. Lors de ma première vision j’ai cru y déceler et y découvrir ce que j’ai longtemps cherché dans la vie : la ‘spontanéité pensée’, cette – en apparence – impossible conjonction de la raison et de la passion. Je crois maintenant que c’est dans son refus des contingences de toutes sortes, jusqu’à l’affaissement de la frontière entre intimité (privée) et cinéma (public), que la vive liberté de Pierrot le fou est faite de poésie, d’amour et de foi.


Sans s’épancher sur la maestria de la mise en scène, ou sur la mise en couleur explosive de cette échappée belle, qui mériteraient à elles seules plusieurs pages d’analyses approfondies, il y a quelques plans qui ne sauraient être tus tant leur justification est belle et leur application renversante. Ainsi l’appel à l’aide de Marianne à Ferdinand lorsque celui –ci, en amoureux absolu, court à sa rescousse en dératé sur la plage tandis que celle-ci l’observe du balcon de l’hôtel. La caméra dézoome en panoramique, d’abord gauche-droite avant que Ferdinand ne disparaisse derrière des arbres, puis s’élève en panoramique droite-gauche pour envelopper le paysage balnéaire avant de s’arrêter, avec la plus grande délicatesse, sur le profil de Marianne (Anna Karina) qui semble à la fois jauger la performance de son amoureux mais peut-être plutôt s’élancer dans le bleu du ciel. Ou encore cette première supercherie lorsque Fred, l’amant précédent, investit leur petit nid d’amour avant d’en être exclu à coup de bouteille de vin : là, la caméra virevolte dans un va-et-vient permanent et musical entre les pièces, le balcon immense, Ferdinand et Marianne qui s’entrecroisent dans un jeu si ludique qu’il ne peut être qu’amoureux.

Ce ne sont en aucun cas des performances techniques au sens privatif du terme. Raoul Coutard est un chef opérateur absolument remarquable, son équipe est aussi l’une des toutes meilleures, mais c’est en chef d’orchestre, ou plutôt en conducteur, que Godard met en scène l’addition d’opportunités, de savoir-faire et de talents innés là où une soustraction est toujours en ombre chinoise. Difficile de ne pas voir en Pierrot le fou l’exergue du cinéma de l’urgence, car l’on ne sait jamais quand on va être pris, comme les deux amants criminels du film. Et pourtant c’est dans la préparation permanente, celle qui naît de l’observation de chaque geste, de chaque regard, et dans l’intuition de les discerner, que se construit un tel cinéma, une telle proposition vitale et érotique… Dans cette dispute où Ferdinand reproche à Marianne d’avoir acheté un disque (« La musique passe après la littérature ») le gros plan sur Anna Karina ne peut naître d’une caméra indifférente, son regard vers le spectateur ne peut que naître d’un horizon plus concret, d’une émotion véritablement ressentie et d’une foi profonde (« L’amour est à réinventer »).

Et « Je est un autre » écrivait Arthur Rimbaud, et ‘je suis un autre’ affirme Pierrot le fou, manifeste de l’altérité, poème où les vers sont des plans, les rimes des coupes et les strophes des séquences qui chacune transforme la suivante, est transformée par la précédente. C’est d’ailleurs dans l’immortalité d’éléments naturels que se clôt le film, l’explosion (qui selon moi n’est en aucun cas une mort au sens premier du terme), la mer, le bleu azur, et les mots d’Anna Karina.

A un moment du film, Ferdinand conçoit leur couple comme la séparation humaine des sentiments et des idées. Il y a là une tragédie sans doute irrémédiable dans la vie réelle, seul un tel film peut les réconcilier, les rendre concrètes et vivantes, enflammer les braises qui sans un tel combustible ne pourraient brûler. Brûler pouvant aussi bien signifier consumer qu’enflammer, c’est là une distinction dans laquelle il appartient à chacun de se positionner, le choix proposé étant tout à la responsabilité du spectateur, parfois provoqué, parfois complice, toujours considéré.

Si filmer c’est un peu jouer à Dieu alors il est concevable que le monde réinventé dans le dynamitage par Jean-Luc Godard est l’un des plus passionnants imaginable.

mardi 26 janvier 2010

Critique "Lolita"


Lolita (Royaume-Uni, 1962).
Un film de Stanley Kubrick. Ecrit par Vladimir Nabokov, d'après son roman.
Directeur de la photographie : Oswald Morris.
Monteur : Anthony Harvey.
Ingénieur du son : HL Bird.
Musique : Nelson Riddle.
Avec : James Mason (Pr. Humbert Humbert), Shelley Winters (Charlotte Haze), Sue Lyon (Lolita)...

« Des douleurs et des roses »

Il est rare de commencer un récit par sa conclusion. Moins de nos jours, mais bien plus singulier pour une tragédie. C’est bien cette antique histoire des Hommes qui intéresse ici Vladimir Nabokov à l’écriture et Stanley Kubrick à la mise en scène. Pour préciser, il serait sans doute plus juste de parler d’histoire d’homme et de femme, car c’est plutôt de cela qu’il s’agit, de dualité.

Plus remarquable encore est la place de ce film dans l’œuvre incroyablement dense du metteur en scène britannique. Bien avant l’exagération stylistiquement moderne d’Orange Mécanique et avant la ruine amoureuse de Barry Lyndon, sans parler de l’avènement des fantasmes dans Eyes Wide Shut, l’essentiel de la vision de Stanley Kubrick est en quintessence dans Lolita. Toujours impressionnant dans sa projection de la beauté indiscutable à l’écran (ici Sue Lyon mais ailleurs Marisa Berenson ou Nicole Kidman) et surtout dans sa décadence proportionnelle, il est ici question d’un autre pouvoir, d’un autre désir.

Il est toujours incroyablement difficile de ne pas se laisser prendre au jeu. Celui de la mise en scène, celui de la superposition du rêve au Réel ou inversement du fantasme à la réalité. La puissance formelle du film est imparable et peut-être en arrive-t-elle-même à le desservir quelque part. Si Humbert tombe logiquement dans les filets de la jeune adolescente, actrice virtuose de la vie - comme souvent à cette âge, c’est surtout contempler sa longue déchéance dans la paranoïa puis dans l’auto-destruction qui est vraiment pénible. Et le spectateur de se poser la question : par quel moyen aurait-il pu y résister ? L’alliance de la beauté et de la manipulation virtuose qu’incarne Lolita est terrifiante car hypnotique. Le déroulement du film est ensuite une question de paramètres que le spectateur intègre comme le comment d’un pourquoi déjà résolu et expédié impeccablement dans la séquence d’ouverture.

Délivré du suspens, la cruauté de la tragédie est dans sa démonstration de la mécanique et dans ce qu’elle dévoile de liens humains soudainement dépourvus d’affects. Peut-on détourner les yeux devant ce qui avance inexorablement vers nous ? La fascination qui pare Lolita est alors explicitée par celui même qui en subira les affres : « La dualité de cette nymphette me rend fou. Tendresse enfantine d’une part… indicible vulgarité de l’autre. » Eh bien montrons l’indicible : des regards équivoques, des chaussures enlevées avec ce qu’il faut de suggestion, et surtout sous-entendre sans jamais prononcer directement.

Les dommages collatéraux sont alors effroyables et presque trop justifiées dans cette lente attraction entre le séduit et son sort, ou entre le papillon et la flamme. Machiavélique lui-même, Humbert manipule à son niveau une femme qui n’a plus rien à perdre tandis qu’il est lui-même manipulé par un auteur de génie et par la tendre et vulgaire Lolita. C’est ce qui place l’œuvre de Kubrick dans son ensemble, et Lolita en particulier, au-delà de nombreuses autres tentatives de description du monde. La projection cinématographique est chez lui tellement plus poussée que le manichéisme primaire qu’elle se suffit presque à elle-même. Chaque film, ou presque, raconte le monde tel qu’il le voit et non tel qu’il peut être, ce qui – par le paradoxe du cinéma – le rend infiniment plus vrai que la plupart des descriptions particulières auxquelles se cantonnent souvent les films.

Il n’est même pas utile de positionner l’œuvre de Kubrick contre une autre car elle est unique et suprême. Démiurge, il crée un monde où les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent mais ce qu’on croit qu’elles sont… puis le brise en morceaux. Chaque bris est plus vrai que le précédent, moins que le suivant. C’est la succession d’émotions et d’audace qui rend la cinématographie de Stanley Kubrick subversive et scandaleuse. Il ne provoque pas, il affirme. Et comme à sa juste considération : il fait de la musique classique le siège de l’émotion nette : l’émotion brute du récit transformée par les images et par les sons qu’il sait phénoménalement bien choisir.

lundi 18 janvier 2010

Critique "There will be blood"


There will be blood (USA, 2007).
Un film de Paul Thomas Anderson. Ecrit par Paul Thomas Anderson d'après Oil! d'Upton Sainclair.
Directeur de la photographie : Robert Elswit.
Monteur : Dylan Tichenor.
Ingénieur du son : Zach Martin.
Musique : Johnny Greenwood.
Avec : Daniel Day-Lewis (Daniel), Paul Dano (Eli et Paul), Ciaran Hinds (Fletcher), David Willis (Abel Sunday)...

« Je veux gagner assez d’argent pour me couper du monde »


There will be blood est un film monstrueux, difforme, sublime et repoussant. A l’image de Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis) et de l’ouverture matricielle, sous-exposée, du film. Adapté de Oil! de Upton Sainclair, le film s’est étendu d’abord à la fondation historique et économique des Etats-Unis, puis en hyperbole explicite grâce au personnage principal – métaphore inévitable du même pays.

Premier acte : Paul Thomas Anderson se joue du spectateur en adoptant la reconstitution historique, parfaite en sus. Les violons dissonants de la partition (le seul adjectif adapté serait inconcevable) de Johnny Greenwood ouvrent puissamment le film sur un paysage rocailleux et ingrat surexposé du Midwest avant de s’intéresser de plus près à ce qui se trame sous le soleil de plomb, et sous sa terre aride.

Daniel cherche des pierres au fond d’un puits, qu’il semble avoir creusé lui-même, et au premier indice décide de faire sauter une paroi. Il montera suffisamment vite pour éviter le souffle, sa descente sera infiniment plus périlleuse, presque mortelle… ce n’est qu’un début. En 2h30, PT Anderson sera dans une telle économie de mise en scène qu’elle prendra paradoxalement une ampleur mythologique. Rugissant d’un bord à l’autre du cadre, Daniel Day-Lewis (curieux partage du prénom avec le personnage) sera comme un lion en cage, à l’ambition sans borne et au dessein machiavélique.

La « petite » histoire de Daniel ne laisse pas de place pour l’accident, encore une trajectoire que partage l’Histoire, a posteriori tous les évènements sont liés. Assimilant un siècle d’Histoire américaine, PT Anderson semble jouer avec le temps, confronter la religion et l’économie dès les prémisses d’une richesse abyssale, celle d’un or noir qu’il métaphorisera constamment en sang sacrificiel. A quelques plans du début, déjà, un père bénit son fils d’un doigt apposé sur le front, lui laissant une marque noire là où dans d’autres cultures elle est écarlate.

Le scénariste-metteur en scène prénommera ses deux jumeaux Paul et Eli, ce dernier fondant sur les terres nouvellement acquises par Daniel l’Eglise de la Troisième Révélation. Entre hypocrisie et trahison les émotions brutes sont vite étouffées par l’incroyable avidité de l’homme qui veut se débarrasser du monde. Cette confession malavisée sera l’aune d’appréciation du spectateur que PT Anderson n’épargnera guère, exigeant – avec justesse – une interprétation qui ne doit pas être manquée.

Faussement linéaire, son scénario se permettra quelques dates ici et là, peut-être un compromis dans une œuvre qui par ailleurs ne s’en autorisera aucun. Chaque plan est immédiatement justifié dans sa longueur, jamais expédié, le film imprégnant graduellement un rythme d’une cruauté qui refuse le mépris. Dans sa quête effrénée d’une autarcie vis-à-vis de l’humanité, Daniel se découvrira moins misanthrope que profondément psychopathe, il est le monstre qui enflera au fur et à mesure de sa réussite.

Ses confrontations face à un autre travesti, Eli, le faux prophète, seront celles qui détermineront le mieux le propos et la pensée de PT Anderson. Se libérant d’un carcan historique incommensurable, il insuffle à son film le pouvoir subversif et délétère d’une perversité mise à nue. Dans son entreprise il risque cependant de rendre imperméable de nombreuses clés de compréhension, inaccessibles au plus grand nombre tant sa mise en scène procède de l’épure la plus complexe. En simplifiant à l’excès les choses il les complique incroyablement car tous les indices sont éliminés car accessoires.

Il s’agit certainement de l’un des plus grands films américains de ces dix dernières années, sa construction est telle qu’elle en devient profondément vertigineuse. La lucidité avec laquelle PT Anderson traite Le sujet contemporain avec une forme tragiquement moderne en fait l’une des charges les plus virulentes, les plus justifiées et les plus intelligentes de son époque… encore faudrait-il la comprendre et comme dit Daniel « Pour moi, seules les apparences suffisent à comprendre les autres ».