
De l’horizon
Comment a-t-il fait ? Comment un scénario de thriller à la trame extérieurement conventionnelle (l’ascension au pouvoir d’un personnage présenté comme innocent) a-t-il pu permettre de véhiculer une métaphore si puissante ?
Commençons par le début : la naissance. Structurant son récit en chapitres plutôt qu’en temps, Jacques Audiard s’affranchit pourtant du genre. A l’évidence il faut constater qu‘Un prophète est impitoyablement libre. La trajectoire du personnage principal, un détenu d’origine maghrébine analphabète, Malik El Djebena, et du film suivent la même course d’élan, avant le décollage.
Premièrement Un prophète désarçonne par l’omniprésence de Malik, par son point de vue exclusif sur les séquences, par sa naissance à l’écran. Jacques Audiard a créé un personnage inimaginable, d’une familiarité trompeuse, d’une justesse exceptionnelle. Chevillant sa mise en scène aux actions faites par (ou à) Malik, il affranchit pourtant un spectateur qui se croit enfermer dans les préjugés, dans la prison où Malik purge sa peine. De l’ascension sociale de ce dernier il y a beaucoup à dire mais tellement plus à voir... si ce n’est le départ et l’arrivée, inverses. Les mots manquent également pour dissocier la performance de Tahar Rahim (ainsi que celle de l’ensemble de la distribution du film) de l’évolution du personnage. Chaque séquence renforce leurs existences, jusqu’à les rendre infiniment plus grands que sur un écran de cinéma.
Dans sa forme, un prophète ressemble à s’y méprendre à De battre mon cœur s’est arrêté, son précédent film. Cette forme ne fait pas long feu car c’est ici ce qu’Audiard pense, montre et raconte qui compte, non seulement au-delà des œillères dont il rend chacun responsable, mais également de l’histoire elle-même, de son scénario de thriller. D’infimes, les pensées et rêves de Malik prennent vie, se réalisent dans un réel sordide, presque ridiculement contemporain : les « arabes », les « corses », le système pénitentiaire ; à l’origine la misère, l’ignorance, le trou.
Ensuite c’est la France que Jacques Audiard montre, décrit et dessine, sans jamais la nommer autrement qu’en paysage. Voilà donc la prouesse : en adhérant le spectateur aux balbutiements de Malik, le metteur en scène distille sa vision du monde, aussi radicale soit-elle, utilisant les codes et la force du cinéma de genre pour dépasser ce que tant d’autres ont poli : le miroir. C’est en contournant soigneusement toute insinuation de jugement qu’Un prophète est subversif : il fait voir ce qui ne se montre pas et déterre les fantasmes de puissance. Jacques Audiard dit finalement, superficiellement, une chose simple : quand ceux qui sont plongés (d’après le film, malgré eux) dans l’ignorance apprennent à penser, c’est le souffle de l’insurrection qui se lève. Responsabilisant un Etat de décennies de mépris, il fait le procès métaphorique d’un pays qui a cru annihiler un danger potentiel. En fait d’annihilation c’est plutôt un cache-misère qu’Audiard soulève et nombreux sont ceux qui haïront ce qu’ils verront : la naissance au monde d’un homme impitoyable, celui qui est libre, un prophète ?
Enfin, ou plutôt donc, Un prophète n’est ni un film de genre, sauf dans sa forme, ni un film humaniste, sauf dans son fond. Si les arguments prêtent à contradiction c’est que le film a atteint son but premier, peut-être même le rêve de son metteur en scène. Il fait penser par soi-même et surtout reconnaître ce que l’on est prêt à voir, ou ce que l’on se cachera, comme sous le manteau ou entre les paupières, ou d’un œil, borgne. La métaphore portée par le film, ou plutôt en transparence de ce dernier, est sûrement imperceptible aux parties prenantes de l’affaire. Ceux qui verront vraiment le film comprendront ce qu’ils voudront, subjectivement, c’est-à-dire comme sujets.
Un prophète est un film rare, en mettant de côté sa remarquable rigueur, car il met en porte-à-faux vainqueurs et vaincus, Je et Ils, Dieux et démons. Du désir impérieux qui l’a fait naître coule une source intarissable, celle du Je, celle de l’individu, en inversion par rapport à sa dissolution dans la société, dans la communauté, dans l’origine. Ainsi Un prophète dépasse la trajectoire d’un homme pour envisager celle d’une humanité qui s’ignore ou se hait, non pas globalement, mais séparément, chacun pour soi. Si la haine de l’autre découle de la haine de soi-même, Malik sourit à mesure qu’il s’élève et s’affranchit, jusqu’à sa liberté.
Finalement il est aussi libre à l’intérieur que dehors, difficile de croire que l’on parle encore de prison.
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