vendredi 27 novembre 2009

Critique "Ponette"


Ponette (France, 1996).
Un film de Jacques Doillon. Ecrit par Jacques Doillon.
Directeur de la photographie : Caroline Champetier.
Monteuse : Jacqueline Lecompte.
Ingénieur du son : Dominique Hennequin et Jean-Claude Laureux.
Musique : Philippe Sarde.
Avec : Victoire Thivisol (Ponette), Matiaz Bureau Caton (Matiaz), Delphine Schiltz (Delphine), Xavier Beauvois (le père), Marie Trintignant (la mère)...

Filmée à hauteur d’Homme

Ce qui touche et émeut dans le film de Jacques Doillon n’est pas le drame et le deuil qui s’ensuit, c’est sa sensibilité de cinéaste qui n’hésite jamais à prendre le temps des émotions, à filmer Ponette à sa hauteur, par ses yeux et dans toutes ses contradictions enfantines. Pourtant tout ici est presque éculé… si ce n’est le sujet. La mort de la mère de Ponette est un stigmate que celle-ci porte au bras : ce plâtre qui rappelle tout au long du film qu’il y a eu un terrible accident.

Le véritable, et formidable, travail effectué par Jacques Doillon se situe bien entendu dans sa direction de la (très) jeune Victoire Thivisol qui, en plus d’être d’une justesse remarquable, a un visage d’ange, véritable miroir face au spectateur qui atteint un degré d’empathie exceptionnel pour la jeune héroïne. Ce travail se situe aussi dans une véritable démonstration de la remise en question enfantine de tout, de toutes les contradictions et du pouvoir de son imagination, et du rêve. Ponette pleure souvent, à en fendre le cœur, entre un père en colère contre celle qui a disparu, une tante qui cherche à limiter sa foi par la croyance religieuse et son jeune cousin Mathias qui la défend et l’embrasse dès que le désespoir point.

La mise en scène est d’autant plus remarquable qu’elle repose sur deux éléments simples mais loin d’être faciles : une caméra haute comme trois pommes et des travellings perpétuels qui libèrent cette petite fille pour une fulgurance dans l’espace qui n’a d’égale que le tourbillon d’émotions ressenti par celle-ci au sein de chaque séquence. Difficile de la suivre d’ailleurs, tellement son cheminement intime est d’une beauté à couper le souffle, loin de tout chemin préalablement tracé. Ponette vit et agit selon des convictions qui n’appartiennent qu’à elle et qui sont inaliénables, des principes remarquables et époustouflants. Naît alors un respect pour ce petit bout de fille si brave qui résiste et révolutionne ce qu’en grandissant nous tenons pour acquis. Les questions incessantes qu’elle pose à tous ceux qui veulent bien l’écouter sont autant d’embranchements intimes que Jacques Doillon choisira comme plan final.

Une autre caractéristique remarquable du monde de Ponette, et de celui de tous ces enfants, est une propension à toucher autrui qui étonne et fait envie. La barrière physique n’existe plus : quand on n’aime pas on pousse, quand on aime on caresse. Ainsi cette sublime séquence entre Ponette et Mathias où celui-ci mime lui passer de la pommade sur son corps, sur sa poitrine, pour la « soigner », dit-il… et pourquoi pas ? La perception qu’a Ponette du monde qui l’entoure n’est pas définitive : elle est mouvante et altérée par son désir, immense, de revoir sa mère. Alors elle recherche les signes, parle à un Dieu qui ne lui répond pas, et finit dans l’oratoire de sa petite école à éclater en sanglot dans une lumière froide et dure, celle du doute. Ponette brûle pourtant du feu de la curiosité et ne s’arrête jamais aux explications qu’on lui donne ; elle se questionne à voix haute, fait parler sa poupée et écoute la montre de son père, « comme ça tu entendras les battements de mon cœur » lui promet-il.


Le plus dur c’est l’attente de Ponette : sa hâte à aller se coucher pour savoir si sa mère va venir la visiter dans ses rêves, et le retour à une réalité cruelle, où dans la cour de récré une petite brute lui dit que « c’est de sa faute à elle si sa maman est morte ». Brisée, Ponette va alors aller au cimetière pour pleurer sa mère et se retrouver seule avec sa foi inaltérable dans des réminiscences qui n’appartiennent finalement qu’à elle et que seul le temps pourrait lui voler.

dimanche 1 novembre 2009

Critique "La fièvre dans le sang"


La fièvre dans le sang (Splendor in the grass, USA, 1961).
Un film de Elia Kazan. Ecrit par William Inge.
Directeur de la photographie : Boris Kaufman.
Monteur : Gene Milford.
Ingénieur du son : Edward J. Johnston et Dick Vorisek.
Musique : David Amram.
Avec : Natalie Wood (Deanie), Warren Beatty (Bud), Barbara Loden (Ginny), Pat Hingle (Ace Stamper), Audrey Christie (Mrs Loomis)...

Il est de certaines œuvres qui brûlent les possibles et proposent, radicalement, la vie splendide et/ou misérable d’êtres plus qu’humains. Les personnages du film d’Elia Kazan sont de ceux-là. L’histoire de l’impossible rencontre de Bud et de Deanie se réalise dans un souffle qui n’a d’égal que celui de l’invention et de l’insurrection.

Une chronologie s’impose toutefois puisque « Splendor in the grass » (titre anglais détenteur de la métaphore du film) a été créé un an après A bout de souffle de Jean-Luc Godard. C’est un élément de mise en perspective important puisque le sujet du film tend vers la même représentation du Réel. Si chez Godard il s’agit d’une fuite vers l’avant, Elia Kazan est d’emblée beaucoup plus grave (mais plus définitif) puisqu’il choisit de recentrer historiquement son scénario. Celui-ci se déroule durant la Prohibition puis le gravissime krach boursier de 1929, conférant au film l’aura puissante du drame passé.

C’est en fait une idée de génie qu’a eu William Inge (le scénariste) puisqu’il contourne habilement le piège du contemporain et de l’éphémère. Il y a aussi ces deux acteurs qui ont été dirigés au-delà de la raison (Natalie Wood et Warren Beaty) au sein d’une rencontre amoureuse tragique et désespérante. Le pessimisme de Kazan est ici allié à la cruauté humaniste de la désillusion. Les affres du couple maudit deviennent, par extension, ceux d’une espèce humaine qu’il se permet de juger, voire de déclarer coupable.

La dimension politique du film est non négligeable puisque c’est le puritanisme de la société américaine qui est traité et même repensé de telle sorte que le cinéaste annonce finalement la dissolution de l’individu dans les contingences. Pourtant il ne s’agit pas seulement d’une lucidité exceptionnellement moderne mais aussi d’une connaissance profonde des Etats-Unis qui, finalement, se sont créés un passé fictif basé sur l’économie et ses possibles, faute d’une Histoire réelle existante.

L’œuvre est moderne car tournée vers un avenir encore dangereusement proche, qui est en fait l’extinction du monde des rêves et des fondations mêmes d’une constitution américaine qui inscrit la poursuite du bonheur dans son texte des lois. Comment comprendre alors les dernières phrases échangées par les deux êtres transis d’un amour interdits : « Je crois que je ne me pose même plus la question du bonheur » ?

Il existe aussi une ambivalence dans le choix du cinéaste : avoir dirigé sa femme (Barbara Loden) dans un rôle auto destructeur où l’amour n’est même plus envisagé, ni le désir d’ailleurs, puisque ce sont les plaisirs qui deviennent l’éthique d’une vie. C’est une analyse tragique et sublime des méfaits du capitalisme de masse puisque c’est finalement la consommation temporaire qui devient objet de substitution de désirs oubliés (consciemment d’après Elia Kazan).

Quant au spectateur, simple observateur de ces vies gâchées à l’écran, Elia Kazan ne lui pardonne rien car il le force à contempler, en miroir, ces émotions bien plus qu’humaines qui sont compromises par sa faute. Et devant la résolution terrible du film, le cinéaste américain ne peut que faire regretter ces rencontres rendues impossibles par la prévalence du Moi sur ce qu’il y a de plus humain dans l’éphémère : le présent.

mardi 27 octobre 2009

Critique "Adoration"


Adoration (Canada, 2008).
Un film de Atom Egoyan. Ecrit par Atom Egoyan.
Directeur de la photographie : Paul Sarrosy.
Monteuse : Susan Shipton.
Ingénieur du son : Andy Malcolm.
Musique : Mychael Danna.
Avec : Scott Speedman (Tom), Rachel Blanchard (Rachel), Kenneth Welsh (Morris), Devon Bostick (Simon), Noam Jenkins (Sami)...

Plutôt que l’adoration c’est l’idolâtrie qui est ici inspectée par le cinéaste canadien. C’est celle d’un fils pour ses parents qu’il n’a pas vraiment connu (son père plus précisément, comme de convention), spolié d’exemples par un accident de voiture qui ne satisfait finalement pas sa recherche d’explications. A la recherche d’un pourquoi, le jeune adolescent décide de s’inventer un comment.

Réflexion poussée sur le pouvoir de l’histoire et donc de la fiction (peut-on élargir jusqu’au cinéma ?), le film d’Atom Egoyan est aussi un fourre-tout idéologique qui déstabilise en permanence son spectateur. Ce sont aussi les temps du film qui, peut-être inutilement compliqués, louvoient entre un passé fictionnel, un présent silencieux et un futur calculé. Il s’agit en fait de la recherche permanente d’une vérité qui n’existe finalement que dans l’opinion de chacun des nombreux personnages.

Adoration s’attaque de front à une question éthique qui n’est finalement pas au cœur du film : est-il justifiable de tuer pour la foi ? Les discussions sur internet provoquées par l’histoire de l’adolescent, finalement d’un égocentrisme terrifiant, ne sont au final que des débats vains même s’ils ont la fierté des perdants.

Le film est en plus nimbé par des accords de violons qui deviennent prépondérants et en arrivent à tirer eux-mêmes la fiction vers son point de résolution… qui n’en sera finalement pas un. L’exploration continuelle du passé à l’œuvre tout au long du film dérègle logiquement un rythme qui n’est jamais trouvé, faute d’ancrage dans le présent du récit.

Difficile donc d’analyser un film qui pourrait presque se résumer à l’histoire d’un mythomane, quel en est donc le but ? Toutefois il faut également prendre en compte l’impressionnante intelligence d’un scénario qui malgré quelques scories (le personnage ambivalent de Sabine, la radicalité et la monstruosité du grand-père) ne se perd jamais dans les nombreux replis qu’il sème. C’est presque une surprise quand le dernier quart d’heure, extrêmement resserré, résout les différentes trames en ne laissant finalement que peu de questions sans réponse, sauf une, majeure : en quoi le débat est-il avancé ? Le rassemblement des opinions, mêmes si plausibles, n’est que discours sur des évènements qui sont en effet terrifiants et incompréhensibles mais qui n’appartiennent qu’à ceux qui les produisent… et à ceux qui en sont les victimes.

Faute de trouver une explication (peut-être inexistante) à la création d’un terroriste (ou d’un martyr), c’est Simon, l’adolescent, qui envisage la meilleure raison possible (qui ne sera jamais définitive) : quelle que soit la foi ou la « cause » c’est une dominante bien humaine que la suppression de ceux qui menacent nos choix de vie, seuls les paramètres fluctuent.

samedi 24 octobre 2009

Critique "Là-haut"


Là-haut (Up, USA, 2009)
Un film de Pete Docter et Bob Peterson. Ecrit par Pete Docter, Thomas McCarthy et Bob Peterson.
Direction de la photographie : Jean-Claude Kalache et Patrick Lin.
Monteur : Kevin Nolting.
Ingénieur du son : Clint Smith.
Musique : Michael Giacchino.
Avec (voix) : Edward Asner (Carl Fredericksen), Christopher Plummer (Charles Muntz), Jordan Nagai (Russel)...

Un avenir de cinéma

Formidables prouesses techniques, les films du studio Pixar se démarquent également par l’humanisme dont fait preuve leurs scénarios, succédanés d’une vie rêvée, en images de synthèse mais aux émotions bien humaines. Il aurait été, par exemple, tellement facile de se laisser tenter par une course perpétuelle à la supériorité technique, où chaque film aurait été plus léché que le précédent.

Cependant Up annonce un choix radical d’éthique pour ces artistes. Au lieu de chercher à reproduire le mieux possible les caractéristiques de l’humain en 3 dimensions, Pete Docter et ses nombreux collaborateurs ont accepté que le film d’animation soit différent de la production cinématographique traditionnelle. En connaissance de cause, ils semblent déterminer à faire de ce support technologique l’instrument formel d’un imaginaire.

Dans le film la maison s’envole, attachée à d’innombrables et multicolores ballons d’hélium, laissant derrière elle toute une civilisation résumée aux immeubles et aux fast-foods. Carl Fredericksen, délicieux vieux monsieur qui vit dans le passé (résumé par une séquence d’ouverture superbement émouvante), renaît au monde grâce à une aventure hors du commun. L’imaginaire fourmillant aurait été imperméable s’il n’y avait le talent visuel et surtout la justification permanente de chacun des choix de mise en scène.

Ici les ellipses sont dynamitées par la possibilité de changement instantané de paysage, quand le personnage se retourne il se retrouve dans un lieu totalement différent, à un autre temps. Cette fulgurance rendue possible par l’animation sied l’extraordinaire aventure du film qui réinstaure continuellement les fondamentaux de la vie humaine sans jamais sombrer dans le conventionnel. Comment ne pas être subjugué par la prouesse cinématographique en action durant ces quatre-vingt dix minutes où l’on ne demande plus qu’à pleurer, rire et imaginer tous les possibles.

C’est en fait une utopie qui prend graduellement forme tant toute frontière est reléguée au-delà du cadre. La profondeur de champ perpétuelle est un horizon vers lequel le film maintient remarquablement le cap. Même la conclusion ne paraît pas mièvre car elle est attendue et acceptée sans aucun cynisme. L’ironie est que les voix de ces personnages imaginaires semblent plus humaines que celles de personnages issus de films réalistes. Le rêve est définitivement possible dans un univers où les couleurs chatoient les mille chemins.

vendredi 23 octobre 2009

Critique "Dernier maquis"


Dernier maquis (France, 2008).
Un film de Rabah Ameur-Zaïmeche. Ecrit par Rabah Ameur-Zaïmeche et Louise Thermes.
Directeur de la photographie : Irina Lubtschansky.
Ingénieur du son : Bruno Auzet.
Monteur : Nicolas Bancilhon.
Avec : Rabah Ameur-Zaïmeche (Mao le patron), Abel Jafri (un mécanicien), Christian Milia-Darmezin (Titi), Mamadou Kebe (le muezzin)...

Le film décide de se consacrer au particulier, celui d’une petite entreprise de confection de palettes à majorité musulmane. Le spectateur est amené à comprendre rapidement que les images ne suffisent pas au propos de ce « dernier maquis ». Entamé par une discussion au sujet de la religion, le film se laisserait contempler s’il ne se revendiquait politique, entre les tours de palettes écarlates, possible analogie des tours H.L.M. où le domaine de l’intime a été banni.

Pourtant Rabah Ameur-Zaïmeche évite très habilement le manichéisme en ignorant toute empathie, cela grâce au dispositif de réalisme documentaire qui est son choix de forme. Réinscrivant la tragédie grecque dans le terreau social français contemporain, les personnages sont des héros ordinaires qui manquent de mots pour revendiquer les émotions qui jaillissent du dialogue le plus ordinaire.

Le film s’ouvre sur la chute d’une tour de palettes, qui se dispersent comme des cartes, étages après étages. Les manœuvres réparent les dégâts et c’est alors qu’une sorte de miracle se produit : tout ce qui suit sera consacré à ceux qui ne sont que très rarement filmés, du moins sans être jugés. Conteur d’une ignorance ordinaire, Rabah Ameur-Zaïmeche filme à hauteur d’homme chacune de leurs différences, des prémisses à la tragédie finale, celle qui annonce en effet l’impossibilité du dialogue.

Chaque plan est à la fois métaphore de son image et de son idée, comme si deux trames se déroulaient synchroniquement, celle du visible et celle du convoqué. C’est ce poids supplémentaire qui interpelle efficacement le spectateur sur le drame qui se déroule et l’empêche de regarder l’œuvre de manière contemplative. Rabah Ameur-Zaïmeche choisit son camp et assume son propos de la première à la dernière image, terrible.

Le tour de force, finalement, c’est d’avoir filmé la lutte sociale de l’intérieur, en étant lui-même partie prenante des rouages. C’est ainsi qu’on peut parler de « sorte de miracle » : sa vision subjective des drames ordinaires a la puissance potentielle pour terrifier tous ceux qui se contentent en France d’exister.

dimanche 11 octobre 2009

Critique "Un prophète"


Un prophète (France, 2009).
Un film de Jacques Audiard. Ecrit par Jacques Audiard et Thomas Bidegain d'après un scénario original de Abdel Raouf Dafri et Nicolas Peufaillit.
Directeur de la photographie : Stéphane Fontaine.
Ingénieur du son : Brigitte Taillandier.
Montage : Juliette Welfling.
Avec : Tahar Rahim (Malik El Djebeni), Niels Arestrup (César Luciani), Adel Bencherif (Ryad), Hichem Yacoubi (Reyeb)...

De l’horizon

Comment a-t-il fait ? Comment un scénario de thriller à la trame extérieurement conventionnelle (l’ascension au pouvoir d’un personnage présenté comme innocent) a-t-il pu permettre de véhiculer une métaphore si puissante ?

Commençons par le début : la naissance. Structurant son récit en chapitres plutôt qu’en temps, Jacques Audiard s’affranchit pourtant du genre. A l’évidence il faut constater qu‘Un prophète est impitoyablement libre. La trajectoire du personnage principal, un détenu d’origine maghrébine analphabète, Malik El Djebena, et du film suivent la même course d’élan, avant le décollage.

Premièrement Un prophète désarçonne par l’omniprésence de Malik, par son point de vue exclusif sur les séquences, par sa naissance à l’écran. Jacques Audiard a créé un personnage inimaginable, d’une familiarité trompeuse, d’une justesse exceptionnelle. Chevillant sa mise en scène aux actions faites par (ou à) Malik, il affranchit pourtant un spectateur qui se croit enfermer dans les préjugés, dans la prison où Malik purge sa peine. De l’ascension sociale de ce dernier il y a beaucoup à dire mais tellement plus à voir... si ce n’est le départ et l’arrivée, inverses. Les mots manquent également pour dissocier la performance de Tahar Rahim (ainsi que celle de l’ensemble de la distribution du film) de l’évolution du personnage. Chaque séquence renforce leurs existences, jusqu’à les rendre infiniment plus grands que sur un écran de cinéma.

Dans sa forme, un prophète ressemble à s’y méprendre à De battre mon cœur s’est arrêté, son précédent film. Cette forme ne fait pas long feu car c’est ici ce qu’Audiard pense, montre et raconte qui compte, non seulement au-delà des œillères dont il rend chacun responsable, mais également de l’histoire elle-même, de son scénario de thriller. D’infimes, les pensées et rêves de Malik prennent vie, se réalisent dans un réel sordide, presque ridiculement contemporain : les « arabes », les « corses », le système pénitentiaire ; à l’origine la misère, l’ignorance, le trou.

Ensuite c’est la France que Jacques Audiard montre, décrit et dessine, sans jamais la nommer autrement qu’en paysage. Voilà donc la prouesse : en adhérant le spectateur aux balbutiements de Malik, le metteur en scène distille sa vision du monde, aussi radicale soit-elle, utilisant les codes et la force du cinéma de genre pour dépasser ce que tant d’autres ont poli : le miroir. C’est en contournant soigneusement toute insinuation de jugement qu’Un prophète est subversif : il fait voir ce qui ne se montre pas et déterre les fantasmes de puissance. Jacques Audiard dit finalement, superficiellement, une chose simple : quand ceux qui sont plongés (d’après le film, malgré eux) dans l’ignorance apprennent à penser, c’est le souffle de l’insurrection qui se lève. Responsabilisant un Etat de décennies de mépris, il fait le procès métaphorique d’un pays qui a cru annihiler un danger potentiel. En fait d’annihilation c’est plutôt un cache-misère qu’Audiard soulève et nombreux sont ceux qui haïront ce qu’ils verront : la naissance au monde d’un homme impitoyable, celui qui est libre, un prophète ?

Enfin, ou plutôt donc, Un prophète n’est ni un film de genre, sauf dans sa forme, ni un film humaniste, sauf dans son fond. Si les arguments prêtent à contradiction c’est que le film a atteint son but premier, peut-être même le rêve de son metteur en scène. Il fait penser par soi-même et surtout reconnaître ce que l’on est prêt à voir, ou ce que l’on se cachera, comme sous le manteau ou entre les paupières, ou d’un œil, borgne. La métaphore portée par le film, ou plutôt en transparence de ce dernier, est sûrement imperceptible aux parties prenantes de l’affaire. Ceux qui verront vraiment le film comprendront ce qu’ils voudront, subjectivement, c’est-à-dire comme sujets.

Un prophète est un film rare, en mettant de côté sa remarquable rigueur, car il met en porte-à-faux vainqueurs et vaincus, Je et Ils, Dieux et démons. Du désir impérieux qui l’a fait naître coule une source intarissable, celle du Je, celle de l’individu, en inversion par rapport à sa dissolution dans la société, dans la communauté, dans l’origine. Ainsi Un prophète dépasse la trajectoire d’un homme pour envisager celle d’une humanité qui s’ignore ou se hait, non pas globalement, mais séparément, chacun pour soi. Si la haine de l’autre découle de la haine de soi-même, Malik sourit à mesure qu’il s’élève et s’affranchit, jusqu’à sa liberté.

Finalement il est aussi libre à l’intérieur que dehors, difficile de croire que l’on parle encore de prison.

samedi 5 septembre 2009

Critique "The Informers"


The Informers (USA, 2009).
Un film de Gregor Jordan. Ecrit par Nicholas Jarecki et Bret Easton Ellis, d'après son roman.
Avec : Billy Bob Thornton, Kim Basinger, Mickey Rourke, Winona Ryder, Jon Foster, Amber Heard, Rhys Ifans...

Los Angeles, 1983

Adapter un roman de Bret Easton Ellis semble une tâche plus qu'ardue, voire vouée à sa perte. Même pour lui-même. Son procédé d'écriture repose sur le succédané, sur une succession d'instants reculés, jugés en temps réel ; l'inverse du cinéma en somme.
Ici c'est une fable pop-art aux teintes fades et aux travellings ralentis qui est donnée à voir.

Déboussolant le spectateur dans ses premières séquences, The Informers atteint pourtant la mélancolie. Comment ?

Dans un premier temps c'est le vent de liberté corrompue qui souffle sur le film qui emporte l'adhésion, une boîte de Pandore ouverte sur grand écran, fantasmatique. La beauté altérée des acteurs compte pour beaucoup, du moins le pouvoir de séduction qui leur est conféré par la mise en scène, ainsi la chevelure de Christie (Amber Heard) ou les lunettes de Graham (Jon Foster). Tous les personnages sont dissimulés derrière leurs Ray Bans, époque 80's, regards noirs et vides, ténébreux. D'un point de vue conventionnel, aucune surprise, la jeunesse n'a pas peur de la mort.

Cependant c'est dans le second temps, un peu moins dans le troisième, que l'on peut comprendre ce que veut être le film. Un premier signe est pourtant révélé dès la séquence d'ouverture, l'accident de voiture, faisant éclater la bulle du fantasme. Dans une bouillie de sentiments, entremêlés et indistincts (sont-ils même réels ?), les personnages se révèlent translucides, voire inconsistants si ce n'est inexistants. Ils croient tous être éternels, comme le chanteur de pop sorte de Dorian Gray à l'heure du star system, comme Christie blonde sculpturale qui court vers sa propre perte (la maladie, référence claire mais non nommée au SIDA), comme Peter (Mickey Rourke) l'enleveur d'enfants pédophile, enfin comme Graham aveugle et sourd à force d'évasions hallucinogènes. Chez Bret Easton Ellis il n'y a pas de faux semblants qui durent, chacun se révèle à lui-même et aux autres sous peu.

Alors qui sont donc ces monstres ordinaires ? Ces corps en décomposition, vides à l'intérieur, déambulent dans un Los Angeles de studio où tout semble désirable mais se découvre fantômatique. Ce pessimisme radical est pourtant inoffensif car Bret Easton Ellis parle à l'imparfait de fiction, ou serait-ce le futur ?

The Informers traduit la négation d'une fin de siècle que tous voudraient oublier, laisser derrière eux sans jamais se retourner. Ne vaudraient-ils alors pas mieux que Peter et les autres ? Non, il faut croire qu'ils seraient Graham, spectateur de sa propre vie, comme au cinéma.

dimanche 30 août 2009

Critique "The Wire" Saison 1


Sur écoute (The Wire, USA 2002).
Une série créée par David Simon. Ecrite par David Simon, Edward Burns, Chris Collins, George Pelecanos...
Avec : Dominic West (Det. Jimmy McNulty), Sonja Sohn (Det. Kima Greggs), Wendell Pierce (Det. Bunk Moreland), Lance Reddick (Lieut. Cedric Daniels)...
Diffusée sur HBO à partir du 2 juin 2002.

De l'instant

Si les films américains diffusés au cinéma sont très inégaux, tant dans leur écriture que dans leur réalisation, il n'en va pas forcément de même pour les séries qui connaissent, depuis maintenant plusieurs années, un avènement remarquable. Si l'on peut déjà éliminer, à un certain niveau d'exigence, les séries diffusées sur les networks (chaînes non câblées), qui dans leur majorité sont équivalentes en non-qualité et en non-invention aux "pop-corn movies", il reste les véritables innovations qui sont effectuées sur le câble, terreau d'expérimentation extrêmement fertile.

HBO et Showtime tirent leurs épingles du jeu (la dernière plus récemment) en proposant des fictions osées, qui parfois, par miracle, dépassent leur sujet. On pourrait citer Oz (également sur HBO) ou plus récemment The Tudors (sur Showtime) qui synthétisent plusieurs années de recherche de leurs créateurs respectifs au fil des saisons. En effet, les séries (ou feuilletons selon la classification française, les épisodes allant de 50 minutes à plus d'une heure) disposent de plusieurs heures pour développer, étendre et explorer les méandres de leur sujet.

The Wire situe son action à Baltimore où certains policiers qui ne jouent pas selon les lois temporaires décident d'agir pour contrer un syndicat du crime établi dans le quartier Ouest. Tout cela à cause (ou plutôt grâce) du détective Jimmy McNulty qui ne sait pas fermer ni les yeux ni la bouche et découvre un caïd et son organisation, presque au détour d'un dossier. Cela suffit déjà pourtant à poser et construire sur des fondations solides une première saison exemplaire.

Mise en scène de manière crue, quasiment réaliste, la série de David Simon dépasse pourtant son sujet, tant par la porte béante qu'elle ouvre vers une réflexion sur l'instant et sur son enregistrement (le propre du cinéma non ?) à travers la mise sur écoute que sur l'essai pamphlétaire qui vise clairement une corruption à peine fictionnelle. Vivier permanent d'acteurs de grand talent, le paysage audio-visuel américain est aussi le plus réactif au monde, dans une certaine minorité, à sa contemporainéité.
Ici c'est l'instant qui compte, tous les personnages savent qu'ils ne sont pas éternels et vivent dans une réactivité incroyable, faisant choix radicaux sur décisions irrémédiables, en haussant à peine les sourcils. D'un côté la police de Baltimore, ou plutôt cette équipe spéciale hétéroclite qui se passionne pour son combat justicier, de l'autre ces "voyous" qui finalement subissent une loi millénaire, celle de la minorité marginalisée et donc, forcément, hors-la-loi. Omar par exemple, un dealer homosexuel en marge de l'organisation, électron libre qui braque de temps en temps les sous-fifres d'Avon Barksdale, le caïd en question. Lorsque l'amant et frère d'armes d'Omar est torturé puis exhibé sur la place publique, pour l'exemple, celui-ci part en croisade, en sifflant, contre ses meurtriers, quitte à s'allier à la police.

Dans The Wire ce n'est pas la fiction policière qui est mise à l'honneur, même si sa forme tient un suspens et une structure vitale pour tenir sur plusieurs épisodes sans décrocher l'attention du téléspectateur, mais le drame, ou plutôt la tragédie. Si tous les personnages jouent avec les cartes qu'on leur a donnés, certains tentent d'en acquérir d'autres au péril de leur vie ("If you aim the king, you better not miss", littéralement "si tu vises le roi, il vaut mieux que tu ne le rates pas"), il faut reconnaître que ceux qui vivent affranchis des lois humaines s'en sortent le mieux, les voyous cela va sans dire. Car toute loi temporaire, celle de la police, celle de la justice, nécessite une personne chargée de la faire appliquer, et surtout de la faire respecter. Ainsi le tabou : ne jamais tuer de policier, non pas par pitié mais par raison pure : ne pas les provoquer. Du moment que les victimes habitent la cité, cela fera un chèque d'allocation en moins à payer, même si vers la fin de la saison on devine d'où vient l'argent. Le serpent se mord la queue.

Quant au procédé de mise sur écoute, bien que soumis aux règles des mandats, des photographies et de la pertinence des appels, il donne un avantage ultime à celui qui écoute. Il ne fait pas qu'entendre, tout comme cette série ne fait pas que se regarder. Elle se voit dans une attention définitive, dans tous les plis de sa nappe, on ne sait jamais ce qui s'y cache. Parfois au détour d'un plan c'est le néo-réalisme qui est convoqué, un meurtre voilé, occulté, obscène. D'autres fois le documentaire, des photos violemment crues, une victime assassinée nue. Souvent pourtant c'est dans un décor réaliste que se tient la tragédie grecque, celle des hommes qui tournent le dos à l'amour.

vendredi 28 août 2009

Critique "Sur mes lèvres"


Sur mes lèvres (France, 2001).
Un film de Jacques Audiard. Ecrit par Jacques Audiard et Tonino Benacquista.
Avec : Emmanuelle Devos (Carla), Vincent Cassel (Paul Angély), Olivier Gourmet (Marchand), Olivier Perrier (Masson)...

Ce secret silence

Sur mes lèvres s’ouvre sur un personnage apeuré, diminué par un handicap marginalisant, dans la peur constante d’être raillé. Carla était sourde, dorénavant elle est juste « sourdingue » grâce à un appareil qui amplifie les sons et les bruits. Elle lape l’eau, baisse les yeux sous le poids du regard de l’autre, honnie de ceux que la différence horrifie.

Enfermée dans une infériorité qu’elle subit sans discuter, se craquelant un peu plus sous chaque assaut de la haine, elle profite d’une occasion en or pour quitter sa solitude : engager un assistant pour l’aider dans son travail de secrétaire d’une agence immobilière. Carla – Emmanuelle Devos – s’empare de cet autre être apeuré et se retrouve responsable de sa réinsertion sociale.

Jacques Audiard filme les contradictions de ses personnages comme il filme leurs tourments, dans une fulgurance d’images, de sons et d’émotions : sa direction magnifie les interprétations d’Emmanuelle Devos et de Vincent Cassel, couple improbable qui pourtant fera preuves indiscutables de la puissance d’un amour invisible ou plutôt inouï. En effet, Carla lit sur les lèvres, sublime parabole d’un environnement qui assaille de trivialités en permanence. Elle choisit ce(ux) qu’elle entend d’une pression sur un bouton ou d’une concentration sur une syllabe prononcée.

Le tandem entre l’ex taulard et l’handicapée ne fonctionne, au début, qu’à cause de leurs besoins immédiats. Ce n’est que grâce à l’ouverture au monde proposée par l’un et la foi proposée par l’autre qu’il pourra être transcendé. Jacques Audiard choisit de filmer leurs échanges comme des batailles sans guerre, sans vainqueurs et sans vaincus. Sa mise en scène, entérinée par un montage définitivement pudique, magnifie une sensualité de ceux qui tentent d’ignorer qu’ils s’aiment et contenir leur désir.

Un travail important, fondamental même, est aussi à reconnaître : c’est celui de la création sonore, qui s’allie parfaitement à la puissance visuelle qu’elle complète, non pas en redondance mais comme un miroir parfait de ce que l’on ne saurait voir.

Le prétexte du film de genre est un choix radical. S’il n’utilise pas la métaphore, il risque de tomber dans l’anecdotique voire l’éphémère.

Ici ce n’est certainement pas le cas, Carla et Paul ne sont pas érigés en symboles mais établis comme humains, imparfaits au possible, incomplets au plausible et passionnés. La séquence où Paul transmet ses « dernières volontés » à Carla à travers la fenêtre est charnière dans le traitement qu’en fait Jacques Audiard, autant au son qu’à l’image.

Nous avons affaire à un film humaniste, empruntant ses prétextes à un genre pour en transcender les contingences avec, incessamment, une générosité dans ce qui est offert à l’interprétation, à la vision, à l’émotion et au rêve.

jeudi 20 août 2009

B.A. "A serious man"


















A serious man (USA, 2009).
Un film de Joel & Ethan Coen. Ecrit par Joel & Ethan Coen.
Avec : Simon Hellberg (Rabbin Scott Ginzler), Richard Kind (Oncle Arthur), Adam Arkin (Don Milgram), Michael Stuhlbarg (Larry Gopnik)...